In the London fog [Casey]

Ça sentait la chair fraîche. Oh, Thin’ n’était pas un vampire, loin de là… mais il aimait bien ce type d’effluves, encore chargées d’innocence. Il avançait dans l’ombre, sans trop se presser, appréciant ce parfum délicieux, s’amusant à tirer le fil fugace de la fragrance hors de cette pelote d’odeurs diverses. La petite fée était nouvelle à leur maisonnée, il avait perçu son arrivée dans le hall, ses gentils bégaiements, ses cheveux de feu et ses joues ardentes. À croquer. Ses yeux noirs se plissèrent d’anticipation. Le goût des jeunes filles s’exacerbait encore plus avec les siècles et Dieu – et sa Dame – seuls savaient les âges qu’avait traversés Thin’.

Il se décida à se révéler à celle qu’il suivait depuis sa sortie du manoir au détour d’une ruelle, sa silhouette longiligne, drapée dans son manteau sombre, semblant surgir de nulle part. Il avait le chic pour les apparitions théâtrales, même si l’effet de peur qui en résultait n’était pas toujours désiré. Son sourire luisit malgré la noirceur, malgré la brume persistante de Londres.

« Miss Howell, n’est-ce pas? »

La voix grave résonna sur les dalles de pierre, se réverbéra jusqu’au fond de l’allée étroite. Il se pencha sur son interlocutrice, les onyx lui servant d’orbites l’examinant avec circonspection.

« Je vous raccompagne, peut-être? Votre charge n’est pas trop lourde à porter? Permettez-moi. »

Il s’était glissé derrière la jeune femme, s’était saisi du panier entre ses mains avec la galanterie qui lui était propre, une galanterie décalée, un brin charmante, un brin inquiétante.

« On m’appelle Thin’. Je fais partie des suivants de Lady Delight. J’ai cru comprendre que vous aviez également été admise dans notre joyeuse compagnie… »

Il s’était déjà mis en marche et semblait prendre plaisir à emprunter des chemins tortueux, inconnus. Se dirigeait-il vraiment vers le Delight’s Manor? Difficile d'en juger. Le mage semblait cependant décidé, bifurquant avec aisance ici et là.

o-oh !

Elle faillit en lâcher son panier. Elle ouvrit des yeux très grands accompagnant ce petit cri de chaton apeuré. Son nom prononcé calme légèrement le battement effréné de son coeur. Elle le sentais dans ses tempes, il battait à une vitesse folle. Elle le laissa prendre le panier trop embêtée pour réagir autrement. Elle porta une main gênée à son cou, sous ses doigts sa jugulaire battait encore à un rythme endiablé.

C'est... o-oui.. Mi-milady m'a en-engagée.

Elle regarda son panier d'où dépasse une feuille de chou. Elle s'était donné du mal pour trouver ce qu'il y avait de mieux. Trouver un bon aliment de qualité était la base. Elle n'avait pas le choix n'est-ce pas, elle devait le suivre.

En-enchantée sire.

Elle regardait le chemin qui passait, le suivait. Sa nervosité était palpable. Elle ne ment pas Casey, son corps entier reflète ses sentiments. Si seulement elle avait mieux connu sa cité, mais les sorties de l'orphelinat sont si rares. Le chemin par la rue qu'elle avait emprunté en venant n'était-il pas plus court ? Maintenant elle était fixée, soit elle le suivait, soit elle se perdait pour de bon.

Elle aurait voulu poser des questions, savoir où ils étaient désormais et s'ils allaient bien au Manoir. Mais elle avait décidément trop peur pour sortir un mot de plus pour l'instant.
C’est normal d’être aussi fin que lui ? et ses yeux ?

Alors qu’elle s’appliquait à le suivre, sans être trop proche de lui, elle se concentra sur une prière muette. Je vous salue, Marie pleine de grâces ; le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort. Amen.

Allons elle se faisait des idées, son regard n'était pas si étrange, il n'était pas si maigre et s'il était un suivant de Milady il n'y avait pas de raison de s'inquiéter... non ?

La peur, l’angoisse, la répugnance. Thin’ était habitué à susciter ce genre de réactions chez autrui. Dans un salon, lorsque Erzulie ouvrait les portes du Manoir à des invités, il demeurait souvent dans un coin de la pièce, à la fenêtre, assis dans un fauteuil pour contempler, attendre. Il n’imposait pas sa vue ou sa présence à ceux qui ne pourraient la supporter. La semaine dernière encore, une dame avait failli défaillir quand il s’était incliné pour déposer un baiser sur sa main pâle… Se révéler à Casey Howell avait été différent. Il y avait ce goût prononcé pour les jeunes filles et, également, le fait que la demoiselle logerait sous leur toit. Thin’ était toujours curieux des choix de Milady. Non pas qu’il n’eut aucune foi en la sûreté du jugement de sa Dame, au contraire, celle-ci ne se trompait jamais. C’était pourquoi il était si agréable de découvrir ses trouvailles les plus fraîches.

À droite, à gauche, Lizzard empruntait toujours des chemins plus détournés. Il s’arrêta un instant pour humer l’air, plissant ses yeux aveugles. Harlé? Oh, c’était sans importance. Un miaulement répondit néanmoins à sa question et un léger sourire retroussa ses lèvres. Il ne reprit cependant pas sa route, l’anxiété irradiant de sa compagne le faisant prolonger sa halte. Se tournant vers la nouvelle domestique du Delight’s Manor, cette dernière put constater à quel point Thin’ était à la fois grand et maigre, à quel point il la surplombait à la manière d’une citadelle noire.

« Que craignez-vous, Miss? s’enquit la tour sombre, à présent penchée. Vous me paraissez nerveuse. »

Son visage pâle parut illuminé par une révélation et il recula presque instantanément, une expression entendue, presque contrite se peignant sur ses traits.

« Pardonnez-moi si mon apparence cause chez vous quelque trouble. Je… »

Sa voix déjà grave s’abaissa légèrement :

« … souffre d’un certain mal. »

Ce qui n’était pas tout à fait faux. La Brume l’habitait depuis si longtemps déjà… Ô Maîtresse, vous avez déjà été bien bonne de m’allouer toutes ces années sur cette Terre. Il esquissa un geste négligent de la main et enchaîna aussitôt :

« Mais ne nous attardons pas à de si malheureux propos… bien que je me doute qu’une jeune femme de votre qualité puisse faire preuve de la plus exquise compassion. »

Une légère caresse sur cet « exquise, » à peine un sous-entendu.

« Vous plaisez-vous chez nous, Miss Howell? »

N-n-non… pa-pas du t-tout !

Elle s’en récrie. Pas du tout. Ses joues sont cramoisies. Elle secoue la tête, levant la tête vers le visage de Thin’. Elle ment, c’est aussi évident qu’une carotte est une carotte. Elle ment par empathie, pour ne pas mettre mal à l’aise son interlocuteur. Peu habituée à ce qu’on fasse attention à elle. La petite Casey, elle est gentille, un peu simplette non ? Et puis c’est agacent à la fin sa façon de parler. Voilà à quoi se résumait le peu d’intérêt qu’on lui portait généralement.

C’est vrai qu’elle est gentille Casey, elle l’est vraiment. Elle ne reste pas fâchée longtemps, cherche à penser aux autres d’abord. Elle écoute toujours, à défaut de bien s’exprimer elle s’est faite la confidante parfaite.

Au-au c-c-contraire…

La compassion est exquise, elle est adorable, son petit minois réellement touché. Elle ne ment pas, elle s'inquiète réellement, pense qu'il y a plus mal lotis qu'elle et que ce jeune homme doit beaucoup souffrir. Qu'elle a été ingrate d'avoir peur, qu'il ne voulait que l'aider. Focalisée sur la santé de son interlocuteur elle oublie qu’elle est perdue et seule avec un être étrange. Il n'y a plus qu'un pas à faire pour conquérir sa confiance. Elle est gentille Casey.

Elle a un joli sourire qui parle plus qu’elle ne le pourrait. Elle sourit beaucoup Casey, c’est un moyen d’expression qui se passe de paroles.

V-v-vous soignez-vous ? Est-ce g-g-grave ? je-je… po-pourrais c-c-cuisiner p-p-pour vous si v-v-vous le voulez.

Une b-b-bonne cuisine c-c-c’est la b-b-base d’une bo-bonne santé ! Non ?

Elle lui prend le bras très délicatement, pour ne pas faire mal, ne vous inquiétez-pas disent ses yeux.
Ce n’est pas si grave qu’il soit si maigre même si cela a quelque chose d’assez… dérangeant. Elle ne juge pas Casey, ce n’est pas son affaire, c’est Dieu qui jugera son âme, pas elle. Elle fait ce geste aimable en toute innocence oui, c’est vrai, elle est fraîche.

Elle est gentille Casey.

M-moi… je p-p-parle mal.

Et ça lui fend le cœur, pas pour elle, mais pour ceux qui doivent faire l’effort de l’écouter.

A-a-lors.. c’-c’est pas i-i-important p-p-pour moi.. que v-vous soyez mal-malade.

Un certain mal, n’est-ce pas ? Casey n’est pas ingénue, non, même si elle ignore tout. S’il souhaite lui dire un certain mal, elle ne jugera pas. Peut-être plus tard il lui fera confiance, après tout cela fait si peu de temps qu’elle est au service de Milady.

App-appelez- moi C-casey ou-ou Can-cannelle. Si v-v-vous voulez.

Elle lâche le bras et avance de quelque pas avant de se tourner et de lui sourire. On y va ?

Ne l’avait-il pas prédit? Exquise, cette compassion. Thin’ était toujours amusé des réactions inquiètes, apitoyées qu’il pouvait également provoquer, passé le dégoût et la frayeur. Paraissait-il faible, vulnérable? Croyait-on que sa maigre carcasse était d’une réelle importance à ses yeux? Elle n’était que l’enveloppe sous laquelle il se présentait au monde, au commun mortel. Il se faisait tout autre lorsque sa peau se couvrait d’écailles et qu’il lui était possible de serpenter là où bon lui semblait. Sous les draps d’une Casey endormie, pourquoi pas?
Il émit un petit rire, non pas moqueur, seulement touché par la pitié que lui accordait la jeune fille. À nouveau, sa main s’éleva en l’air pour manifester sa désinvolture.

« Ne vous en faites pas, Miss Howell. Je porte en moi ce mal depuis trop longtemps, j’ai bien peur qu’il soit devenu irréversible. Il est devenu un vieux compagnon et nous périrons certainement ensemble. »

Si sa voix était grave, son ton ne l’était nullement. Au contraire, Thin’ paraissait serein face à cette fin, peut-être imminente, peut-être lointaine. N’avait-il pas été comblé par cette vie qui lui avait été offerte? Il s’était libéré de ses chaînes et avait servi sa Erzulie avec une loyauté sans faille, il avait connu les rivages et le ciel de contrées multiples… Que pouvait-il demander de plus? À quoi bon l’immortalité? La vie était plus savoureuse quand on la savait limitée et à ce propos, il n’enviait pas le moins du monde le sort des vampires.

Il leva le doigt en l’air, comme pour signifier une objection et reprit :

« Toutefois, je ne m’oppose pas à ce que vous me fassiez grâce de vos bontés. »

Il parlait toujours de cuisine, n’est-ce pas? Un sourire gourmand retroussait ses lèvres et son regard opaque semblait ailleurs, comme s’il réfléchissait à d’éventuelles séances de dégustation.

« J’apprécie la bonne chère. Je suis certain que nous saurons nous entendre, si vous faites de moi votre goûteur officiel. »

Surpris par l’aisance avec laquelle il avait pu conquérir sa compagne, Thin’ offrit son bras sans protester. Que la jeune domestique souhaite partager son sort en soulignant son propre défaut le fit sourire davantage et il répliqua, incrédule :

« Vous parlez mal…? Allons bon, Miss. Vous parleriez mal si ce qui s’échappait de votre bouche était empreint de vulgarité. Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas? »

Il s’était légèrement penché vers elle, de façon à ce que son souffle effleure cette peau pâle, puisse mieux saisir son parfum qu’on tentait de lui faire associer à une épice. Il approuva de la tête, achevant sa tirade en un murmure :

« Je vous affirme plutôt que vous avez une voix d’ange… Cannelle. »

À l’invite de la damoiselle, Lizzard poursuivit sa route et quelques minutes plus tard, tous deux se retrouvaient bel et bien en face de Delight’s Manor. Tous les chemins, même les plus tortueux, mènent à Rome, n'est-ce pas?

« Aurais-je l'honneur de vous accompagner jusqu'aux cuisines, Casey? Je serais heureux de goûter à l'un de vos plats... »

Elle sourit plus largement, hoche de la tête. C’est d’accord, elle est toujours ravie d’avoir quelqu’un a qui faire goûter ses plats. Pas par prétention, non simplement parce que cuisiner n’est rien sans le visage satisfait de celui qui goûte. De voir la joie et la satisfaction provoquée par la dégustation d’un met préparé avec soin.

Elle est touchée par l’air gourmand de son interlocuteur, c'est appréciable pour un cuisibier quelqu'un qui apprécie manger, non ?

J-je serais ho-honorée de v-v-vous avoir co-comme goûteur m-m-monsieur Thin’

Elle ne dira rien quant au compliment qui lui fit immédiatement remonter le rouge au joue, tout autant que lorsqu’il ne se penche plus que nécessaire au dessus d’elle. Premièrement elle se surprend à parler à un homme comme elle parlerait à Milady. L’amour est pêché, ne sourit pas niaisement à un homme, ne soit pas tentatrice, repend toi pécheresse. Il faut être humble et dévouée à celui qui sera son mari. Et puis parler à un garçon l’a toujours effrayée. Est-ce correcte ? Il va falloir se confesser. J’irais bientôt, se promet-elle.

La vue du manoir la rassure et l’enchante. On est de retour. Elle a presque l’impression d’appartenir à cette maisonnée.

B-bien sûr. Vous av-avez mon panier de t-toute m-manière.

Elle lui sourit gentiment. Elle sourit beaucoup Casey.

Il ne m’a pas perdue, ne m’a rien fait et est souffrant. Tu es vraiment stupide ma pauvre Casey, vraiment, vraiment stupide. Pauvre ânesse.

Elle fait un petit signe de tête et entre, elle marque un temps d’arrêt dans l’entrée. Peu habituée au luxe encore. Puis file aux cuisines. Elle dépose son châle à un crochet et puis prend son tablier. Le geste est déjà plein d’automatisme sûr. Elle va vérifier la cuisson de ses marmites. Elle revient ensuite à Thin’.

P-pour que la vi-viande soit t-tendre et f-fondante sur la l-langue, il faut b-bien la cuire.

Donnez-moi le p-p-panier, il faut que je lave les légumes.

Elle le prend d’autorité, sort les légumes qu’elle commence à laver consciencieusement dans une bassine d’eau fraîche.

V-voulez-vous manger qu-quelque chose -ouou b-boire en attendant ?

Servez-vous. Il y a-a de l’eau et un p-p-pichet de vin p-p-osé sur la t-table à votre dr-droite. Il r-reste éga-galement des bi-biscuits et v-vous devriez pouvoir t-trouver des fruits d-dans l’armoire de g-g-gauche.

Elle est comme effacée l’enfant peureuse, elle a gagné en assurance. On dirait même qu’elle bégaie un peu moins. Elle a des gestes précis, ceux de celui qui sait exactement ce qu’il fait. La cuisine c’est son monde. Elle y a déjà apporté sa touche. Nettoyé, arranger, ordonné le tout. Elle est bien mieux tenue à présent, plus propre. On y est comme dans un cocon confortable. Les fourneaux répande une chaleur douce et engourdissant.

Elle offre un sourire de temps en temps à Thin’ tandis qu’elle travaille. Maintenant, c’est certain, il a sa confiance. Elle souhaiterait d’ailleurs lui poser quelques questions, comme savoir d’où il vient, c’est étrange mais elle aurait dit les traits d’un nègre (elle en a vu un ou deux, ils sont vraiment… noir, c'est fou.) mais c’est pas possible puisqu’il est blanc. D’ailleurs la couleur des cheveux, et puis combien de temps cela fait-il qu’il est ici. S’il aime ce pays ? Qu’est-ce qu’il aime, n’aime pas.

Mais ce serait indiscret et puis les mots sont durs à sortir. Si dur.

On disait que les sauvages de son espèce étaient cannibales. Difficile pour « monsieur Thin’ » de ne pas faire honneur à ces clichés quand on l’entretenait de viande tendre et fondante sur la langue. Accompagnant la jeune fille jusqu’aux cuisines, il avait pris siège sur un tabouret pour observer sa Cannelle à l’œuvre. Sa position était incongrue, considérant ses jambes interminables, ses bras semblant s’étendre à l’infini, ses cheveux trop longs aussi… Il semblait s’en soucier comme d’une guigne. Il possédait cette aptitude étrange d’être à ses aises alors qu’il apparaissait au reste du monde comme tout à fait décalé, pas à sa place. C’est que Thin’ était libre, qu’il échappait aux convenances, au lieu et à l’époque. Il avait trop vécu, trop vu pour se laisser museler par la bienséance.

Repoussant d’une main le panier jusqu’à la cuisinière, elle put sentir le poids de son regard aveugle, de tous ses sens convergeant vers elle. Le bruit de l’eau qui clapote, des légumes qu’on débarrasse de leur saleté, des marmites qui bouillent… et toujours, cette odeur de fraîcheur, de candeur.

« Vous êtes fort aimable, ma chère Cannelle, répondit-il simplement à la proposition de son interlocutrice. Nul doute, notre Lady n’a pas fait erreur en vous accueillant parmi nous. »

Il se servit une coupe d’eau et se saisit d’une pomme bien mûre, qu’il fit tourner entre ses doigts un moment, ravi de la texture de sa pelure dénuée de toute imperfection. Pas question de s’enivrer devant cette pauvre Casey. L’alcool le rendait plus coulant, plus reptilien encore. Il préférait se maîtriser en compagnie de la domestique, qui semblait s’être réchauffée à son égard. Il était si rare qu’on lui accorde sa confiance si promptement… Il croqua dans la pomme à belles dents, un sourire vague flottant sur ses lèvres.

Se relevant pour s’approcher de la jeune femme, il parut examiner par-dessus son épaule la tâche qu’elle accomplissait à l’instant. S’en désintéressant momentanément, il porta son attention aux fourneaux d’où se dégageait un parfum agréable. Un nouveau pas vers Casey, de façon à ce qu’il se retrouve près d’elle, juste assez pour que sa présence soit impossible à ignorer, pas assez pour qu’elle ne devienne oppressante.

« Quel fumet délicieux… Là d’où je viens, on n’apprête pas la nourriture de cette façon. »

Un nouveau sourire alors que revenaient à sa mémoire les lointains souvenirs du Dahomey.

« Plus de riz. Plus de fruits, également. Mais je crois que vous ne tarderez pas à les découvrir, avec tous ces bateaux en partance pour les colonies, qui n’ont de cesse de rapporter de nouvelles denrées. »

Il s’était penché légèrement pour humer cette odeur, non plus celles émanant des fours, mais bien le parfum de sa compagne. Curiosité et contrition se mêlèrent à son ton alors qu'il s'enquit:

« Avez-vous déjà voyagé, Casey? Rêvez-vous d’exotisme? Je trouve parfois Londres bien triste... »

Les compliments l’ont toujours fait rougir et en ce moment elle bénit la chaleur des fourneaux qui colore déjà ses joues. Elle aime bien ce surnom. Il est joli. La façon dont il le prononce est exquise. Il est onctueux ce nom, Cannelle, il roule sur la langue.

D-du riz ? C’est q-q-quoi ?

Elle referme le couvercle de la marmite et s’essuie les mains sur son tablier, se retourne vers on interlocuteur. Ouh, il est près. La chaleur des fourneaux n’aurait pas rendues aussi cramoisie ses joues.

Et d’où v-venez vous ? M-moi… je n-n-e sais pas. J’ai p-p-eut-être voyager tout b-bébé. Mais si-sinon je suis r-r-estée uniqu-ement à l’orphelinat. Je-je ne connais m-m-ême pas b-bien Londres…

Elle en est désolée. Non, elle n’est qu’une jeune fille ordinaire et fade. Il n’y a aucun exotisme, rien de particulier en elle. Elle n’a jamais voyagé, elle n’est même pas certaine de s’appeler véritablement Casey Howell. Même pas. Chaque marque d’affection ou d’échange la font réagir, c’est qu’elle n’a jamais vraiment eu de personne qui l’ait aimée, mise à part Lenna.

J’ai hâte de v-voir ces d-denrée !

L’œil perd de sa tristesse, il redevient brillant. Elle imagine toute sorte de chose, toutes sortes de plats merveilleux.

Je-je rêve de g-g-goûter à toutes les saveurs du monde ! De voir toutes l-les cuisines, les r-recettes…

Elle rit très légèrement, l’air de dire c’est idiot hein. Elle s’éloigne des fourneaux et va s’assoir sur une table. En cuisine il faut beaucoup de patience. Et puis autant profiter de la présence de Thin’ c’est pas tous les jours qu’elle avait un invité … elle avait faillit penser dans sa cuisine. Ts, ts… Il faudra qu’elle se confesse, péché de gourmandise et d’orgueil.

Je c-crois que ça-ça dépend avec qui o-on est. A l’orphelinat, j-je trouvais ce-cette ville triste p-p-parfois. Mais de-depuis que je suis au service de Mi-milady, je-je la t-trouve pleine de charmes.

Un rire amusé aux questions, aux réflexions de sa compagne. Non, décidément, Thin’ ne se lasserait jamais de cette adorable innocence. Si un filet de conscience continua à prêter oreille aux paroles de Casey, son imagination, quant à elle, vagabonda allègrement. Quelle serait la sensation de ses écailles sur cette peau tendre? Reluiraient-elles, contrasteraient-elles avec la pâleur de cette complexion délicate? Il ne fallait pas s’inquiéter. Un python royal était une bête fort charmante, paisible et docile, qui ne mordait presque jamais. Oh non, il était beaucoup plus amusant d’enrouler ses anneaux autour d’une taille fine pour la tordre avec autant de possessivité que d’affection.

« Une céréale, ma chère, de forme oblongue, souvent dégustée en grains. Elle n’est pas tellement différente de votre avoine, votre orge ou votre blé. Le riz est seulement propre aux contrées tropicales. On le retrouve surtout en Orient tout comme sur le continent noir. »

Il discourait avec aisance, mais semblait étonnamment peu intéressé par son propre discours. La rougeur des joues de son interlocutrice semblait plutôt être l’objet de sa fascination.

« Je suis originaire du Royaume du Dahomey, situé à l’Ouest de l’Afrique, mais j’ai par la suite voyagé jusqu’à Saint-Domingue. Peut-être en avez-vous déjà entendu parler…? »

Un sourire ironique flottait sur ses lèvres. «Voyagé» n’était pas le terme le plus approprié pour décrire l’Enfer qu’il avait vécu, une fois l’Atlantique traversé. Il ne souhaitait cependant pas évoquer ces sinistres souvenirs devant sa Cannelle. Celle-ci démontrait tant de pitié, la condition d’esclave lui aurait peut-être tiré des larmes alors que Thin’ préférait pour l’instant son enthousiasme et sa rêverie.

« Vous avez raison, Casey. Le plaisir d’un lieu, d’un voyage ne réside en fait que sur ceux qui nous accompagnent. C’est aussi Lady Delight qui m’a ouvert à la beauté de ce monde. »

À la beauté et à bien d’autres choses encore, mais c’était là un nouveau sujet qu’il choisit de ne pas aborder devant la jeune cuisinière. En temps voulu, la Brume se manifesterait à elle. Elle ne pourrait demeurer sous leur toit sans un jour devoir la confronter… Neige, Harlé, Amelia, tous possédaient un Don et en usaient à bon ou à mauvais escient.

Le ton fut contrit alors que, ayant suivi la damoiselle jusqu’à la table, il prit siège en face d’elle et souffla :

« Je ne vous savais pas orpheline. J’espère que la solitude ne fut pas un fardeau trop lourd à porter, créature douce et charmante que vous êtes. »

La main pâle, aux doigts longs et fins, s’était permis de s’élever pour caresser la courbe d’une joue toujours rosie. Le contact ne dura qu’un instant, mais Casey put certainement sentir sur sa peau, quelques secondes de plus, le toucher froid mais tendre de Lizzard.

« Que diriez-vous de visiter les confins de Londres en ma compagnie, Cannelle? J’ai pu l’arpenter de fond en comble depuis l’arrivée de notre Dame en ces lieux et je serais honoré de vous faire part de mes modestes découvertes. »

Spectacle pathétique? Allons bon. Thin’ était absolument réjoui par la tournure des évènements. Il avait su, dès l’instant où il avait commencé à suivre Casey à travers les méandres de Londres, qu’elle se révélerait à la hauteur de ses attentes. À son âge, à son grand âge, devrait-on préciser, on en venait à connaître ses divertissements de prédilection. Harlé, par exemple, l’amusait grandement. Il adorait pousser le chaton à se hérisser et sortir ses griffes. Cannelle, quant à elle, était une distraction d’un tout autre ordre mais n’en était pas moins agréable. Le fard qui lui montait aux joues, son bégaiement, ses excuses maladroites étaient tous d’admirables petits bijoux d’innocence. La jeune femme était-elle seulement consciente du charme qu’elle pouvait exercer? Le Mage se doutait que cela n’était pas un jeu pour elle. Dommage. Elle aurait pu en tirer profit, bien que pour sa part, il préférât de loin cette authentique candeur.

« Intéressante comparaison. Dans mon cas, il m’apparaît plutôt que tout bonheur est un rêve et que j’appréhende l’éveil et le brusque retour en ce bas-monde… Je suis heureux qu’il n’en soit pas de même pour vous. »

Il émit un rire léger alors que son regard aveugle semblait luire de plaisir.

« Mais ne portez pas attention à mes propos… Je dois vous paraître bien sinistre. Pardonnez-moi, très chère Cannelle. C’est l’âge, sans doute, qui me fait discourir de la sorte. »

L’âge? S’il paraissait vieux d’une vingtaine de printemps, on ne pouvait nier que Thin’ possédait une sagesse, une façon d’être propre à ceux qui ont vécu des dizaines et des dizaines d’années.

« Bien sûr que je le souhaite, » avait-il murmuré en se redressant pour s’approcher de son interlocutrice.

Bizarre comme, dans ces moments cruciaux où la tension se faisait plus forte, Lizzard appuyait davantage ses «s». Nul doute qu’il aurait fait honneur à la fameuse allitération de Racine. Se penchant au-dessus d’elle, l’une de ses mains livides se perdit dans ces mèches échevelées, les lissant avec une affection qui ne pouvait être feinte. Il se permettait plus de licence devant l'abandon, la déroute de sa compagne. Sa voix se fit plus tendre, plus suave que jamais lorsqu'il s'enquit :

« Pourquoi ces excuses, ma tendre, ma douce Cannelle? Vous ne m’avez point causé le moindre désagrément. Avez-vous l’impression d’avoir commis quelque faute? »

Le brusque réveil viendrait peut-être mais à cet instant elle n’était tout simplement pas capable d’imaginer qu’elle pourrait quitter le manoir. Elle n’y était pas depuis longtemps mais Milady avait fait en sorte qu’elle s’y sente comme si cela était sa maison. Et désormais elle tenait à chacun de ses murs, à sa cuisine, elle tenait à ses occupants -mais il y en avait des vraiment bizarres- et puis surtout, elle n’imaginait pas s’éloigner de Milady. Une telle femme, une telle sainte femme. Elle devait assurément faire tout son possible pour la contenter. Et elle supposait que Milady apprécierait qu’elle fasse connaissance avec les membres de sa suite, ses sucreries. Et Est-ce seulement pour le bon plaisir de Milady ? Non, c’était aussi pour celui de Cannelle qui malgré les difficultés découvrait la richesse du monde et de ceux qui l’entourait.

Je suis i-idiote. Je n’ai p-pas d’éducation. J’ai-j’ai mal réagi.

Elle relève la tête vers lui, son visage adorable concentré en une moue contrite.

V-vous êtes l-le premier qui-qui m’a-m’avez caressé l-la joue. L-les cheveux.

A L’orphelinat. Ja-jamais on n’é-n’était si-si dé-démonstratif.

Je-je fais t-tout de tra-travers n’est-ce p-pas ?

Pour-pourquoi, êtes-vous si-si gentil ?

Tout semble si neuf, si nouveau, si étrange. Rien n’est austère et froid. Ils l’ont tous accueillie avec naturel alors qu’elle n’avait rien fait pour. Elle était honteusement venue, ne s’était pas attendue à une réponse favorable et avais pris ce travail comme une chance inestimable. Et voilà qu’il fallait manger à la table de madame, qu’elle était si … et tout le monde était si gentil. C’est peut-être parce que les gens sont jaloux qu’ils disent du mal d’elle et d’eux. La jalousie est un savant poison. Et on va aussi être jaloux de moi alors. C’est vrai que je n’étais rien qu’une enfant abandonnée et voilà qu’on me donne une maison, un travail et j’aurais l’audace de penser que certain m’apprécie.

Elle les admirait tous, mais elle ne faisait pas partie de leur monde. Non, Casey est une petite pièce rapportée, certes agréable, mais quelque chose d'étranger aux merveilles de ce manoir, à cette vie qu'ont ces gens. Le fait qu'elle se trouve ici deumeurait une grande énigme pour elle.

La fidélité était une vertu que Thin’ faisait prévaloir au-dessus de toute autre. À en juger par la conduite de sa délicieuse compagne, celle-ci avait été gagnée à leur cause à l’instant même où elle avait franchi le seuil de leur demeure. Erzulie n’était-elle pas la déesse de l’Amour? Il était naturel qu’elle fasse naître chez l’Homme le désir de l’aduler, de se placer sous sa protection, de la servir jusqu’à la mort. L’ancien esclave se rappellerait à jamais de leur première rencontre, alors que le genou posé en terre, il avait pu baiser cette main d’ivoire et s’offrir tout entier à sa Dame. Il n’était pas aussi meurtrier que Neige ou attrayant qu’Harlé. Chose certaine, Thin’ était d’une loyauté à toute épreuve et l’oreille, l’épaule, le dévouement qu’il portait à sa Maîtresse étaient précieux.

Sa voix était grave, veloutée alors qu’il renvoyait ses interrogations à son interlocutrice :

« Pourquoi ne le serais-je point, Casey? Croyez-vous mériter mon mépris, mon dédain? »

Poser des questions à la manière de Socrate pour tenter de se défaire des idées préconçues, de se tendre un peu plus vers la Vérité lui plaisait. Il donnait rarement les réponses, croyant qu’un bon pédagogue offre à ses disciples le temps nécessaire pour résoudre eux-mêmes une énigme. Ceux-ci reviendraient d’eux-mêmes pour valider une solution qui, au fond, n’appartenait qu’à celui qui avait réfléchi.

Cependant, il décida de faire exception pour la jeune cuisinière qui semblait de plus en plus déroutée par la tournure de leur conversation.

« Vous vous êtes vous-même montrée d’une si grande amabilité à mon égard… Nombreux sont ceux qui reculent à ma vue. Je vous en suis gré… et sachez que puisque vous faites partie de notre famille, désormais, il est de mon devoir de vous traiter avec la plus grande délicatesse. »

Il lui adressa un sourire protecteur mais n’osa pas initier un nouveau contact. La donzelle semblait en être profondément bouleversée. Peut-être devrait-il faire preuve de patience, attendre à ce que ce soit à elle de les esquisser… ou tout simplement, se glisser dans la nuit dans les quartiers des domestiques et veiller sur le sommeil de sa nouvelle protégée.

« Vous n’êtes pas idiote ni sans éducation… Des aristocrates aux lignées millénaires se comportent avec moins de grâce que vous n’en démontrez déjà. Réagissez toujours avec cette sincérité, Cannelle. C’est une vertu rare qui vous élèvera au-dessus des félons et des sournois, sans distinction de leur rang. »

« La prétention? Mais il vous le faudra bien, chère Casey. En cette demeure, vous faites partie de notre famille… ou vous vous y opposez. »

Un sourire fin, peut-être un brin inquiétant. L’humilité de la jeune femme méritait des louanges. À ses yeux, cependant, on ne pouvait se soustraire à certains devoirs. Si ce petit duel sémantique ne menait à rien, il aurait au moins pour bénéfice de démontrer clairement à son interlocutrice à quel camp elle appartenait désormais. Les ennemis d’Erzulie étaient nombreux, fouetter les troupes pour s’assurer de leur loyauté était vital.

« Nous sommes tous au service de notre Dame, cela, je vous l’accorde cependant. Je suis sans doute d’une extraction plus basse encore que la vôtre, Cannelle… Et voyez en quelle estime me tient Lady Delight. Il en sera de même pour vous, si vous faites toujours preuve du même dévouement. »

Cela n’était pas une fausse promesse… Casey avait-elle l’étoffe d’une Sucrerie? Cela n’était peut-être pas certain, mais sa Dame ne choisissait jamais ses suivants au hasard. Peut-être avait-elle des projets plus grands que celui de tenir une cuisine pour sa petite protégée. Ce qui distinguait une Sucrerie d’un simple habitué au Manoir était parfois ténu. D’autres mages et d’autres créatures de la nuit hantaient cette ville et ils n’étaient pourtant pas inclus – pour le moment du moins – à leur suite. Rien n’était donc perdu pour la domestique…

Lorsque celle-ci se brûla dans sa panique, l’odeur de la chair à vif monta aux narines de Thin’, se mêlant à celle du plat trop cuit. Il se releva prestement, son corps fendant l’air, rapide, coulant, fluide pour se retrouver devant cette silhouette qu’il devinait éplorée. Tirant un mouchoir d’une des multiples poches de son manteau, il s’appliqua à éponger ces joues humides tout en enjoignant sa compagne à retrouver le sourire :

« Chut, Canelle. Séchez ces larmes. »

Il l’attira contre lui, serpent protecteur qu’il était. Celui du Jardin d’Éden n’aurait pu rivaliser avec la tendresse, l’adresse de celui-ci. Ève aurait été poussée à croquer la pomme et bien encore…

« Allons… Il me chagrine d’entendre ces pleurs, l’admonesta-t-il gentiment. Laissez-moi voir cette vilaine brûlure, » demanda-t-il avec un léger sourire.

Voir de ses yeux aveugles, certes. Ah! Quelle douceur, quelle élégance que cette main, ce poignet délicat, ces doigts minces. Ravissant, vraiment. Sans doute qu’il aurait dû s’abstenir, mais la tentation fut trop forte. Le goût des jeunes filles, toujours, un véritable péché… Sa langue s’étira pour lécher la blessure, sensations sûrement aussi rafraîchissante que bizarre, saugrenue, déconcertante pour son interlocutrice.

Thin’ émit un rire guttural à la demande de son interlocutrice. Que faisait-il? Bonne question, en effet. Une sottise, sans doute. On pouvait dire qu’il cédait à la Tentation ou incitait au vice, qu’il consolait une jeune fille en pleurs ou qu’il effrayait une nouvelle venue au Delight Manor. On aurait aussi pu affirmer qu’il était tout simplement Thin’, ce qui était sûrement plus vrai de la réalité. Sa voix grave s’éleva, amusée, alors qu’il répondait à l’interrogation de Casey :

« Ce que je fais, ma chère, ma tendre Cannelle? Mais je goûte. N’est-ce pas là mon rôle? »

Sa main, insinuée autour de cette taille menue, la serra davantage tandis qu’il penchait la tête pour que le bout de son nez effleure cette peau de pêche, en hume le parfum enivrant. Il ne tenait pas du canidé qui renifle une proie. Son sang était froid, ses mouvements aussi lents que sinueux. Quel besoin de voir quand on pouvait sentir, toucher, goûter, entendre? Suivant cette ligne de pensée, il ajouta en souriant :

« Car oui, je suis aveugle. Ce qui ne signifie pas que je ne vois pas, non. Loin de là. »

Il en était presque romantique à l’enlacer ainsi. Comme ses paroles et ses gestes ordinaires étaient ambivalents, il aurait été difficile de l’accuser de lascivité, de perversité absolues. Tout était dans la finesse et la délicatesse, dans l’affection et la protection qu’il semblait déjà démontrer envers la cuisinière. Tout était aussi dans leurs contrastes, la paire incongrue qu’ils formaient, qui faisait en sorte qu’on ne pouvait imaginer qu’il soit sérieux. On concevait mieux la jeune domestique dans les bras d’un garçon de son âge, partageant sa fraîcheur et son innocence. On pouvait pardonner ces écarts à Thin’, toujours si particulier, toujours si ambiguë.

Et pourtant, il poursuivait son discours comme son exploration, son visage effleurant une gorge offerte avec un plaisir à peine dissimulé.

« Je vous sais belle, Casey. Je vous sais jeune. Et cela, je n’ai pas besoin de ces pauvres yeux pour le voir ni le savoir. »

L’étreinte se dénoua avec douceur, la même dont il avait usé pour la faire naître. Le Mage recula de quelques pas, ne perdant pas le sourire qui avait retroussé ses lèvres. Se courbant devant la jeune femme, il sembla balayer les propos tenus un moment plus tôt en déclarant :

« Mais je ne désire pas vous faire peur. Vous devez sans doute estimer ma conduite fort inconvenante et je vous présente toutes mes excuses. Il semblerait que je fasse défaut à mon éducation, moi de même. »

Il se redressa avec lenteur, ses prunelles noires s’attardant sur la silhouette qui lui faisait face.

« Souhaitez-vous que je me retire de votre vue, à présent? »

Quelle réponse attendait-il? Voulait-il se dérober après cet instant troublant? Il semblait attendre calmement la sentence de son interlocutrice. Après tout, ce n'était que partie remise... S'il ne pouvait goûter ce jourd'hui, il le ferait une nuit, sous son autre forme...

L’idée était saugrenue. Elle émit un petit "oh". Et retira sa main. Il est aveugle. L’idée lui fit oublier qu’elle était choquée d’avoir été goûtée. Comment faisait-il pour se repérer, pour se diriger, pour.. sans rien voir ! Cela lui paraissait plutôt extraordinaire. Perturbée, voilà le mot qui caractérisait Casey en ce moment, perturbée. La pression autour de sa taille, le frôlement contre sa gorge provoquait des sensations troubles en elle. Des sentiments antagonistes comme la honte, la peur et un sentiment parfois qu’elle ressentait en goûtant un plat qu’elle venait de faire et qui coulait sur ses papilles, qui se rependait en elle et qu’elle en était satisfaite, bien que la sensation ici soit moins forte, moins jouissive. Elle s’en aperçut quand le bras quitta sa taille, qu’il s’éloigna.

V-vous êtes… le premier. Qui m’ayez dit que je suis… b-belle.

C’est-c’est inconvenant oui. M-mais c’est aussi d-de ma faute.

Elle ne savait pas réellement pourquoi mais elle se sentait coupable. Sa question la prit au dépourvu. Elle n’arrivait pas à cerner ce qu’il voulait. Et encore moins ce qu’elle voulait. Le serrer dans ses bras, la peur de lui faire mal la retenait. L’éconduire, alors qu’au fond il fallait bien l’avouer, sa présence était agréable. Tu vas droit à la catastrophe, tu.. tu devrais partir maintenant. MAINTENANT ! Sa main glissa jusqu’à la sienne. Sa main si chaude, si douce enlaçant la fine main de son interlocuteur.

C’est in-inconvenant.

Il suffit que-que v-vous me fassiez un-un compliment pour…

Thin’…

La chevelure rousse dansa lorsqu’elle vint se blottir contre lui, se jetant littéralement contre lui. Répandant un doux parfum, caressant la peau de son cou. Ses mains serrait le fin buste contre elle, le pressait, imprimant de légères marques sur le tissus. Casey pleurait. Elle pleurait, le visage caché contre lui. La question restera sans réponse. Le chaton est comme une fleur à peine éclose qui tente timidement de s’ouvrir au rayon du soleil. Voilà sans doute un des moments les plus cruciales de sa vie. Un point de confusion absolue entre son ancienne vie et ses sensations. Entre les convenances et ses envies. Elle trouvait Thin’ trop fin, trop grand, trop… mais son maintient, sa douceur, sa sincérité lui avait montré un visage plaisant.

Sa main passa sur son visage, ses traits de nègre. Ses joues baignées de larmes et les yeux embués, le corps parfois secoué par un sanglot.

V-vous ne voyez v-vraiment r-rien ? Vous s-semblez si-si à l’aise.. co-comment faites-vous ? A-alors comment sa-savez vous que-que je suis belle. Vous ne me-me voyez pas… vous vou-voulez simplement être gentil.. je vous fait de-de la peine, vous-vous avez pitié.