Rendez-vous vespéral

Sean malgré sa vigilance constante, n'avait senti que bien tard que quelqu'un lui remettait un portefeuille dans sa poche intérieure. Il eut à peine le temps de remarquer la légère boiterie de celui qui probablement lui avait glissé l'objet.

Ce n'est que plus d'une minute plus tard qu'il se dira * Ne soyons pas naïfs plus que de raison, le boiteux qui a attiré ton attention ne devait être là que pour faire diversion. Il a fait son travail en attirant ton regard pendant que le vrai voleur agissait. Reconnaissons que c'est du bel ouvrage * Cette réflexion lui arracha un sourire.

Il va de soi que c'est seulement une fois au calme et à l'abri qu'il prit connaissance du contenu du portefeuille et de la teneur de la lettre qui avait remplacé la sienne. * Ainsi on me donne rendez-vous... dans un lieu plutôt animé... Bien que cela puisse fort bien être un piège, l'occasion ne doit pas être manquée...* Il prit soin de détruire la lettre, gardant dans un coin de sa mémoire les informations sur la fille du Lord-Maire et se promettant de les recouper plus tard. Il vérifia que la lame de son épée glissait correctement hors de sa canne en cas de besoin.

Peu de temps après, le vampire entra dans l'atmosphère enfumée du pub. Celui qui lui avait glissé (ou fait glisser) cette lettre connaissait son aspect, alors que Sean ignorait tout de l'apparence de celui qui lui avait donné ce rendez-vous. Il devait donc prendre place et attendre que quelqu'un lui fasse une ouverture. Son regard fit le tour de la salle plusieurs fois avant de choisir une table. Il en repéra une à son goût : dans un angle de la salle, d'où toutes les portes et fenêtres de la pièce étaient visibles, et il prit place dos au mur - par simple mesure de prudence.

Ses yeux de portèrent sur chaque consommateur, sur chaque employé, il se demandait qui dans cette salle avait pour mission de prévenir son mystérieux correspondant qu'il était arrivé. Il se demanda aussi si l'un ou l'autre d'entre eux avait une autre mission le concernant. La tentation était grande de fouiller un peu ces esprits avec l'aide de la Brume, mais se concentrer sur une personne en particulier c'était risquer d'être pris par surprise par un autre.

A un regard interrogatif d'un garçon, il répondit :

– Scotch Whisky !

En attendant, il faisait semblant de jouer avec son verre, mais ses yeux et ses oreilles étaient tendus vers la salle. Et surtout, de cette manière, il avait les deux mains en vue, manière pour lui de rassurer son rendez-vous sur ses bonnes intentions mais aussi de l'inviter à lui aussi avoir les mains bien visibles

Bien sûr, le boiteux n'avait été qu'un leurre, mais un leurre durable. Sel' était déjà à l'Edgy's pub depuis quelques heures, installé au beau milieu de la salle, fort occupé à boire, fumer et plumer ses adversaires aux dés. Il n'a peut-être pas le talent d'un prestidigitateur, mais les tournées qu'il offre régulièrement depuis le début de la partie aident à dissimuler le fait que seuls ses dés sont pipés.

Le plaisir de tricher, puisqu'au final, il dépense bien plus qu'il ne gagne, inutile d'être radin lorsqu'il s'agit de se faire plaisir. Commodément installé face à la porte, il note sans peine l'arrivée de son client, mais ce ne sera pas lui qui le rejoindra dans l'immédiat. S'il a tendance à ne pas se faire beaucoup de mouron quant aux autorités, il n'est pas stupide pour autant, il n'a pour le moment pas encore déterminé s'il s'agissait d'un piège ou non, le boiteux est une connaissance à lui, qui est réputé pour se charger de toutes sortes de commissions en échange de certains services.
Et c'est lui qui vient s'asseoir à la table de l'écossais, il dépose devant lui un petit paquet, qui contient la montre bien évidemment, et lui fait un grand sourire auquel il manque quelques dents et exhibant un demi-souverain.

Vous payez, pis vous f'rez bien d'aller jouer aux dés aussi, chuis sûr que c'est vot' jour de chance.

Sel' a relevé la tête, sa tignasse roux sombre, bien lisse, laissée libre sur ses épaules, sa chemise d'un blanc immaculé aux manches relevées jusqu'aux coudes, son gilet de velours noir, son manteau noir négligemment jeté sur le dossier de sa chaise, il fait tout simplement honneur à tout dandy qui se respecte.
A voir si ce potentiel client cherchera à le blouser ou non, à voir s'il viendra participer à la partie de dés, s'il saura reconnaître en lui le fournisseur de montre gravée du nom du lord-maire. Et qui sait, peut-être que c'est un tricheur aussi, peut-être pas. Quoi qu'il en soit, cela ne peut qu'être intéressant.

Les quelques jours de délai ont été mis à profit pour se renseigner à son sujet. Et il n'y a pas eu grand-chose à en dire, un écossais, ancien militaire, mais ça, même un aveugle l'aurait deviné. Pour le reste, rien. Non qu'il ai poussé très loin ses investigations, cet homme ne l'intéresse pas à ce point, à vrai dire, s'il y avait eu plus d'informations à son sujet, il n'aurait même pas pris la peine de lui donner rendez-vous. Mais tout renard qui se respecte est sensible à la curiosité, et ce sont souvent ceux qui ont les mains les plus blanches qui les ont trempées dans la farine.

Bien sûr, même dans l'hypothèse où il découvrait quelque chose à son sujet, ce ne serait que dans l'intention de satisfaire dame curiosité, rien de plus, il ne s'est jamais adonné à la délation. Le chantage, oui, bien sûr, lorsque cela s'est avéré nécessaire, mais ça l'a toujours ennuyé, non qu'il en éprouve le moindre scrupule, tout simplement que cela demande trop d'implication et d'énergie à son goût.
Il est ici ce soir pour se détendre, s'amuser, et qui sait, peut-être se faire embaucher pour quelque chose d'intéressant.

Quand le boiteux entra dans la salle, Sean McFadden se demanda s'il venait pour lui. Mais il n'eut pas l'occasion de s'interroger longuement, il vit l'homme se diriger vers lui sans hésitation, prendre place à sa table et sortir un petit paquet. Le vampire détailla son interlocuteur pendant ces quelques gestes, à l'affût d'un mouvement agressif. Les mots que l'homme prononça ensuite ne semblèrent pas très clairs au vampire. Qu'il lui faille payer sa livraison semblait normal, mais devait il payer en perdant de manière délibérée une certaine bonne somme aux dés ? Il rejeta bien vite cette hypothèse, un simple regard jeté sur les enjeux lui montra que les sommes en question n'étaient pas de montant comparable au paiement de la montre.

Le vampire fit un geste au garçon afin qu'un deuxième verre de la boisson nationale Ecossaise soit apporté devant son « invité ».

Une fois le verre sur la table, Sean lança une nouvelle fois un regard circulaire sur la salle, mais ne remarqua pas quiconque le surveillant. Aussi, avec des gestes lents mais précis, il sortit son mouchoir de sa poche, le prit de sa main gauche et s'en essuya la commissure des lèvres bien qu'elle n'en aie pas besoin. Pendant ce temps sa main droite prenait dans une autre poche une bourse. Il la posa sur la table à côté du petit paquet, sans dire un mot. Elle émit un petit tintement. Il rangea alors son mouchoir et dit simplement :

– Je ne me formaliserai pas si vous vérifiez

Il sembla au vampire, dont la dentition redoutable était en excellent état, que le sourire de son contact n'était pas en mesure de faire chavirer le cœur de la fille du Lord-Maire. Il reconnaissait certes que l'éducation religieuse et intransigeante des jeunes filles avait l'immense intérêt qu'elle développait leur perversité. Mais il lui semblait que cet attrait pour l'obscur que les jeunes filles de bonne famille ressentaient n'était pas assez puissant pour transformer à leurs yeux ce boiteux édenté en un Apollon irrésistible. Cependant, il ne faut jurer de rien. Le drôle avait une présence certaine et parfois un peu d'audace suffit. La belle Danae n'avait elle pas trouvé le balafré irrésistible ?

La brume aurait pu lui apprendre ce qu'il en était, mais ce n'était pas le moment de perdre le contact avec la réalité. Prêcher le faux pour savoir le vrai était une méthode qui avait fait ses preuves depuis longtemps, très longtemps.

– Ainsi notre... ami... délaisse son épouse, et vous l'avez consolée ? Vous êtes un brave cœur !

Les yeux du boiteux s'illuminent à la vue du verre, pas si souvent que ça qu'il a l'occasion de boire un vrai bon whisky comme on en sert ici. Pas le temps de boire, que la bourse est posée, et rempochée presque immédiatement, il n'a jamais eu le talent d'un pickpocket certes, mais quand il s'agit de glisser une bourse bien pleine dans sa poche, il est presque aussi rapide que son ombre. C'est sûrement ce que le boiteux sait le mieux faire, empocher de l'argent.

Ouais, euh, nan, vérifier, ça ira, j'vous fais confiance hein. Vous d'vriez aller faire une partie d'dés, M'sieur, z'êtes trop généreux pour pas avoir d'veine, hein?

Un grand clin d'oeil absolument pas discret, et il s'apprête à décamper avec son verre et la bourse, Sel' n'a rien dit au sujet du paiement, et comme tout malfrat qui se respecte, même aussi insignifiant qu'il est, qui ne dit mot consent à ce qu'on s'enrichisse sur son dos. Pour tout dire, la question le déstabilise, personne ne lui a demandé de faire la conversation à ce balafré, et puis comment peut-il bien savoir ça celui là?

Un frisson glacial le prend au creux des reins, un piège, c'est certain, de l'autre rouquin, on peut pas faire confiance à ces foutus frogs, et ce gars qui a tout l'air d'être un soldat, ça doit être le mari de la mignonnette petite vendeuse de fleurs à qui il a volé quelques tulipes pour lui en offrir plus tard. Sûr, sûr et certain.

Il se fend d'un sourire faux, et franchement tremblotant et jette un coup d'oeil à la table des joueurs, pour voir un Sel' machiavélique lui faire un large sourire, qui dit tout et rien à la fois.
Il est de bonne humeur ce soir notre rouquin, et même s'il n'a pas la moindre idée de la raison de l'état de nerfs soudain de son messager, il ne peut s'empêcher d'en rajouter une couche, d'autant plus qu'il sait pertinemment qu'il ne verra jamais la couleur du paiement de son larcin. Cela dit, le boiteux ne touchera jamais sa paie non plus, de quoi être quittes. Panique à bord pour le boiteux, qui s'empresse de bafouiller.

Euh, ouais, chais pas, 'fin, j'viens d'me souv'nir, j'dois y'aller, hein.

Et il la poudre d'escampette sans demander son reste, mais sans oublier son verre, tout de même, il faut savoir garder la tête sur les épaules.

Encore une fois, la tentation est irrésistible pour Seleire, lorsqu'il croise le regard de son client, il esquisse un clin d'oeil, puis lui envoie un baiser en battant des cils, avant d'éclater de rire et de lui faire signe de venir prendre part à la partie qui se déroule, décalant sa chaise pour ce faire et en tirant une libre de la table derrière lui.

Le geste du boiteux pour se saisir de la bourse fut rapide, plus que rapide. Le vampire n'avait pas eu le temps de finir d'articuler 'verifiez' avant que le paiement aie disparu de la table. Puis il se fit lourdement insistant pour que Sean entre dans la partie de dés en cours. Cette insistance mit le vampire paranoïaque sur ses gardes. Pourquoi vouloir absolument l'envoyer à cette table. Par acquis de conscience le vampire regarda le sol et le plafond au dessous et au dessus de la partie de dés. Il ne vit pas de découpe nette du plancher qui aurait pu se transformer en trappe.

Puisque son contact montrait autant d'empressement à empocher le paiement, la main gauche du vampire se posa sans attendre sur le petit paquet, il l'attira à lui mais ne l'ouvrit pas immédiatement.

Quand à la petite question, elle avait fait mouche encore plus que l'Ecossais ne s'y attendait. L'autre semblait dans ses petits souliers. Le coquin édenté avait donc bien une ou plusieurs conquêtes féminines à son tableau de chasse. Sans doute une ou des femmes mariées, car il sembla tout de suite comprendre de la femme de qui on lui parlait. Sean ne le savait pas, mais sa question était assez vague pour que l'autre s'y reconnaisse. Cependant cela ne collait pas avec le courrier qui parlait de la fille du Lord-Maire, on pouvait donc supposer que le boiteux n'en était pas l'auteur.

L'un des joueurs de dés semblait porter autant d'attention au boiteux qu'à sa partie, si ce n'est plus. Son sourire sembla au vampire un signe de danger, cet homme au moins savait ce qui se passait entre le boiteux et l'Ecossais et semblait prendre plaisir au spectacle.

Quand le messager se leva, la peur au ventre, le vampire ne put résister au plaisir de jouer un peu avec lui
– Vous partez déjà ? Peu importe après tout je pense que nous nous reverrons sous peu !


Alors que le boiteux filait, assez vite pour quelqu'un qui souffre d'une jambe, le joueur provoqua une fois encore le vampire. Son invite à venir prendre place était désormais indéniable, puisque même il lui proposa une chaise. Les manches de sa chemise étaient relevées, le vampire voyait qu'il n'avait pas plus d'arme dans les mains que dans les manches, mais était dans l'incapacité de vérifier s'il en avait une dans une poche ou posée sur ses genoux.

L'Ecossais fit un signe de la main dont l'interprétation n'était pas claire, déclinait-il l'offre ? Ou demandait-il un moment de patience ? Avec patience et méticulosité, il examina le paquet, puis l'ouvrit. Il en tira une montre qui disparut bien vite dans une de ses poches, sans qu'il l'aie examinée de près. Il ferait cela plus tard, à tête reposée.

Dans l'esprit quelque peu prudent du vampire, la question de savoir si il allait accepter la chaise qu'on lui proposait ne se posait même pas. Le piège aurait été certes grossier mais il ne courrait pas un tel risque. Comme par ailleurs ce joueur était assis face à la porte, il était hors de question de prendre place face à lui et de tourner le dos à l'entrée. Le vampire hésita un instant entre trois solutions, soit partir comme si de rien était, soit inviter ce fameux joueur à sa propre table, soit accepter l'invitation mais lui demander sa propre place.

Il rejeta la première parce qu'il était venu surtout pour apprendre des choses, pas pour cette montre. Il rejeta la deuxième parce que cela ôterait tout « naturel » à la rencontre. Restait la troisième. Il envoya le paquet désormais vide au sol, afin qu'il soit éliminé avec les autres débris du pub, puis se leva, prit son verre et sa canne de la main gauche de manière à garder sa main droite libre et approcha de la table à laquelle roulaient les dés.
- Messieurs bonsoir !

Puis se tournant vers celui qui l'avait invité à rejoindre la partie il ajouta :
– Votre siège semble attirer chance ce soir, auriez-vous l'amabilité de m'en faire profiter ? Je suis certain qu'assis à votre place je serai installé au mieux !

Tout dans son attitude était poli, contrastant fortement avec l'incongruité de la demande. Mais il semblait clair qu'il ne prendrait pas la chaise vide.

Un vaste éclat de rire fuse, alors que les autres joueurs, déjà bien alcoolisés, saluent ce nouvel arrivant en espérant bien qu'il s'agisse d'un pigeon à plumer.
La méfiance, Sel' a l'habitude, même quand elle n'a pas lieu d'être. Et ce soir, c'est certainement une bonne attitude, qui sait ce que l'un ou l'autre peut représenter comme menace? Il s'agit là d'un genre de séduction qui, même si elle n'a pas but à finir dans un lit, elle peut mener à satisfaire un quelconque intérêt personnel.

Il se lève donc, cette chaise ou l'autre, peu lui importe. De taille à peine supérieure à la moyenne, d'une carrure fine, ce qui en impose chez lui, c'est sa prestance, cette présence emplie d'assurance qu'il possède, et la puissance contenue dans la souplesse et la précision de ses gestes.
Il prend toutes les allures d'un de ces garçons de salle que l'on peut trouver dans les grands restaurants, en tirant la chaise de son potentiel client avec une attitude toute guindée et ce sourire constipé qu'ils affichent tous. Il repousse la chaise lorsque le balafré s'assoit et se laisse tomber sur son nouveau siège avec un grand sourire d'amusement.

Un signe de la main au tenancier pour se faire resservir, et la partie reprend, entre deux des hommes en face d'eux à vrai dire, fort occupés à se disputer la migre mise.

Alors, nouveau dans le coin, on vous a jamais vu ici avant, vous avez peut-être besoin de quelqu'un pour vous résumer les nouvelles.

Un sourire et un coup d'oeil en coin, et le Monte en l'air attend la suite. S'il semble avoir bu autant que les autres, s'il parle plus fort que nécessaire et gesticule quelque peu, affichant cette joie exagérée qu'ont tous les hommes ivres ou presque, ses yeux ne donnent pas le moindre signe d'ébriété. Il n'a pas l'air très attentif à ce qui l'entoure, et pourtant, il este aux aguets, on ne sait jamais ce qu'il peut arriver, d'autant plus avec cet homme manifestement trop méfiant pour être innocent.

Sel' se renfonça dans son siège, un bras nonchalamment passé par-dessus le dossier.

Aaah, les Indes, plutôt plaisant comme coin je dois dire...

Il s'apprêtait à poursuivre mais, voyant un des joueurs dodeliner de la tête, s'interrompt brusquement et lève un doigt. Scrutant ses deux coéquipiers d'un soir, il se fend d'un ample mouvement digne d'un chef d'orchestre lorsqu'ils s'effondrent sur la table, ayant bu bien plus que de raison.
Ils auront tenu plus longtemps qu'il ne s'y attendait, mais il leur manque un peu d'entraînement. Sel' lui, n'a pas bu autant qu'il l'a prétendu, mais tout de même, il a descendu un certain nombres de verres depuis le début de la soirée. Seulement, après des nuits entières passées à apprendre à plumer aux jeux, en ingurgitant de la vodka artisanale pour se garder du froid ambiant, il en faut bien plus pour attaquer son métabolisme.

Il étend donc ses jambes sous la table et tire de la poche intérieur de son gilet tout un petit nécessaire à fumer, très joliment sculpté dans un bois fin.

En parlant des Indes, il y a une nouvelle venue, qui parait-il vaut le détour, elle débarque de là-bas elle aussi, mais elle l'affiche nettement plus que vous.

Il bourre paisiblement sa pipe tout en parlant, avec les gestes précis de celui qui en a une grande habitude.

Sinon, hum, il paraîtrait que le Lord-maire compte envoyer sa fille en couvent pour lui remettre les idées en place, elle lui aurait chipé sa montre pour les beaux yeux d'un inconnu, vous imaginez?

Un coup d'œil en coin pour son interlocuteur, avec un sourire particulièrement amusé. Il ne sait strictement rien de la réaction du Lord-maire pour tout dire, mais ce genre d'allégations mensongères le feront certainement rire jusqu'à la fin de ses jours. Il craque prestement une allumette et embrase le fourneau de sa pipe. Après une longue bouffée qui vient densifier un peu plus l'épais rideau de fumée qui pend sur les clients du pub, il poursuit.

Certains des meurtriers les plus en vogue de la ville l'ont mauvaise, il y aurait quelqu'un de très occupé à défrayer la chronique en enlevant et en martyrisant des jeunes filles avant d'abandonner leur corps bien en vue. Pas du travail de professionnel ça si vous voulez mon avis.

Sean eu un mouvement d'étonnement en voyant le geste de la main au moment précis où les deux infortunés joueurs roulèrent sous la table. Il pensa que son interlocuteur les avait maintenus éveillés en les faisant se concentrer sur le jeu, mais à la moindre baisse de rythme de celui-ci, ils avaient perdu pied. Ils devaient probablement être perdus dans des rêves peuplés de créatures étranges et roses, ce qui n'arrivait plus jamais au vampire. Désormais il ne faisait plus partie de l'humanité, il ne risquait plus de faire le moindre cauchemar et cela lui manquait. Il méprisait ces stupides humains aux mœurs grossières et au manque de jugeote mais à cet instant il les enviait.

Quand ensuite, il entendit parler d'une femme venue des Indes -comme le vrai Dougall McDonald – il ne cilla pas. Mais il pensa qu'il ne souhaitait pas la rencontrer trop vite. Même s'il avait lu et relu l'intégralité de la vie de ce serviteur de la compagnie des Indes et de la Couronne, il ne tenait pas à devoir échanger des souvenirs avec qui que ce soit. Il pensa cependant que son silence risquait d'éveiller de la suspicion, les voyageurs sont connus pour aimer parler de leurs voyages, surtout avec ceux qui ont fait les même.

Montrant sa cicatrice il dit simplement :
– Moi aussi j'affiche mon passage aux Indes et ce n'est pas par choix !

Heureusement son interlocuteur aimait parler, et peut-être même aimait se vanter. Aussi aborda-t-il le sujet de la fille du Lord-Maire de la Ville. Le vampire comprit qu'il voulait de la sorte lui faire savoir que c'était lui qui avait réussi le tour de magie. Il est vrai qu'il avait tout pour séduire une pucelle de la haute société : un corps soigné, un côté mystérieux, et surtout, surtout cette assurance terrible des grands séducteurs. Devant cet homme elle avait du se sentir comme un oiseau devant un chat : prête à rendre les armes et payer rançon sans combattre tellement elle était fascinée Si la demoiselle en question passait quelques temps dans un couvent bien sévère, cela lui ferait le plus grand bien et lui serait un avantage une fois mariée :
.Le digne magistrat doit penser que plus on apprend jeune la nécessité d'être soumise à l'autorité, plus on est heureuse par la suite.

Et il ajouta à voix basse :
- Et elle apprendra qu'il ne faut jamais avouer, quelles que soient les promesses de clémence de l'interrogateur.

Enfin le beau parleur aborda le sujet des disparitions de jeunes filles. Il aborda le sujet sous un angle intéressant : les 'artisans' assassins trouvaient qu'on leur compliquait la vie et qu'on jettait ainsi le doute sur leur honorable profession. Le vampire trouva ce point de vue intéressant, d'autant plus qu'il pensait la même chose en ce qui le concernait.
– Vous pensez que la corporation des assassins va mandater un syndic pour porter l'affaire devant les juges-consuls pour exercice illégal de l'assassinat ?

La question était formulée de manière ironique mais elle était très sérieuse. Il était bien certain que les assassins ne feraient pas appel à la justice qu'elle fût consulaire, civile, ou pénale mais souhaiteraient faire le manage par eux même. Il était probable qu'ils menaient déjà leur propre enquête, avec des moyens plus expéditifs que Scottland Yard. Et il ne faudrait pas que suite à des conclusions erronées, il s'en prennent à lui.

Un éclat de rire joyeux balaye tout ce qui a été dit pour ne s'accrocher que sur la dernière phrase. Magnifique idée qu'il serait presque tenté de mettre en pratique, il aurait été plus jeune, il n'y aurait eu personne ici sur qui aurait pu retomber ce genre de facétie particulièrement dangereuse, il aurait certainement eu le culot de le faire. Non qu'il n'ai pas peur de la tour noire, enfin peur, pas réellement, disons qu'il n'a pas la moindre envie d'y croupir, mais il se sait dur à attraper, et plus dur encore à garder enfermé, d'autant plus lorsque cela dure. Il est du genre à perdre tout sens du possible et de l'impossible lorsqu'il est enfermé trop longtemps, et les quelques séjours qu'il a pu faire derrière les barreaux se sont soldés par son évasion.

C'est une idée, c'est une idée.

Avant de poursuivre, il considère son interlocuteur un moment. Il se fiche bien de se faire payer ses informations, son passage nocturne chez le lord-maire a valu un ajout relativement conséquent de bijoux à la marchandise de quelques receleurs de Londres, non, la question n'est pas là. Il sait bien sûr ce qui se dit et se murmure dans les pubs enfumés et les caves plongées dans l'obscurité, et certains, bien entendu, seraient tout à fait capables de trouver à y redire. Il ne s'agit pas de confiance ici, Sel' ne fait que très rarement confiance à qui que ce soit, mais plutôt d'un mélange de prudence et de réflexion.

Ça commence à faire un petit moment que ça dure, les jeunes femmes de bonne famille et leurs parents vont finir par se cloîtrer chez eux si ça continue, qui n'agirait pas pour protéger son fonds de commerce?

Cela fait quelques temps qu'il n'a pas tué, et pour tout dire, cela commence à l'empêcher de dormir. Non qu'il soit particulièrement touché par les agissements de ce tueur d'innocentes, peu lui importe à vrai dire, tant que cela n'affecte pas les personnes auxquelles il tient. Sa fille, et tous les enfants du Shelter sont gardés sous surveillance constante par deux des vieux molosses, vétérans de la pègre, à qui il a offert une bonne place au coin du feu chez Emy, il ne s'inquiète pas outre mesure. Des rumeurs courent à propos d'une possible implication d'un ou de plusieurs suivants de sa très chère Lady, mais il l'estime plus que capable de s'en protéger, et dans le pire des cas, elle sait pertinemment qu'elle pourra compter sur lui, pas d'inquiétude ici non plus.

Il commence tout simplement à être trop impliqué, trop installé dans cette ville pour pouvoir donner libre cours à ses instincts meurtriers, comme toujours, sa prudence est destinée à ceux qui l'entourent, et non à lui-même.

Ca vous intéresse peut-être, de faire des suppositions sur ce qu'ils comptent faire?

Le grand éclat de rire emplit la salle qui sembla trop petite pour le contenir, le vampire de demanda combien de personnes à l'extérieur l'avaient entendu. L'ensemble des regards se tourna vers son origine ce qui mit Sean mal à l'aise, il n'aimait pas être au centre de l'attention dans une pièce, il n'aimait pas du tout cela. Il se promit de faire son possible pour ne plus déclencher de telles crises d'hilarité. Cependant il pensait avoir appris quelque chose sur son interlocuteur : celui-ci n'avait un respect très relatif pour les institutions et sans doute un goût immodéré du panache et de la provocation..

Certes les institutions humaines ne semblaient pas au vampire mériter un respect absolu, beaucoup même lui semblaient de pitoyables efforts aux résultats risibles. Cependant elles avaient pour avantage de maintenir le calme dans le troupeau des humains. La provocation gratuite et l'agitation n'étaient pas pour lui plaire.

Il était là-dessus en accord avec les malfrats de la ville : il fallait protéger son « fonds de commerce ». Non qu'il aie le palais si délicat qu'il ne supporte de déguster que le fluide vital de jeunes filles de bonne famille, mais quand la plus grande part du troupeau se terre une fois le soir venu, le rare gibier restant est à partager avec d'autres prédateurs nocturnes ce qui n'avait rien de réjouissant.

– Il semble en effet logique que chacun veille à la pérennité de l'activité qui le fait vivre. Nous pouvons donc supposer que ces ... messieurs ne vont pas attendre sans rien faire. Mais comment avoir une idée plus précise de ce qu'ils pourraient entreprendre ? Peut-être qu'ils seraient prêts à récompenser celui qui leur apporterait une information de qualité. Ont-ils la réputation d'être plus généreux que Scotland Yard ?

Le vampire n'avait aucune information à vendre, et quand bien même il en aurait eu une, il ne l'aurait probablement pas vendue pour une simple contrepartie financière.

La réputation, qui plus que les malfrats de la pire espèce avaient une réputation usurpée? Il avait déjà eu affaire à la pègre londonienne. Avec pour dirigeants des feignants qui ne briguent le statut de roi des voleurs que dans l'optique d'enrichir leur soi-disant trône et de laisser aux autres le soin de faire tout le sale travail... Il y a de quoi faire. Beaucoup tremblent à l'énoncé de certains noms, ceux qui ne font qu'ordonner, Sel', lui, avait déjà rencontré certains des hommes de main, les seconds, ceux qui tiraient réellement les ficelles. Ceux qui étaient réellement dangereux. Et quoi de plus pratique lorsque l'on est second d'arguer que le chef ne comprend pas l'importance de l'information, et que la prime ne pourra pas être aussi élevée que prévue. Que c'est ça ou rien. Couteau sur la gorge ou canon dans l'estomac à l'appui.

Ils ont la réputation de tout et rien.

Il rejette la tête en arrière, pipe coincée dans le bec, pour se frotter lentement la gorge, réfléchissant en contemplant les ronds de fumée qui s'échappent du fourneau.

Pas de doute qu'ils seraient prêts à vous proposer une très jolie somme. Quant à la payer... même si vous arriviez à toucher tout le magot, ils seraient bien plus occupés à vous traquer ensuite pour tout récupérer qu'à régler ce... petit problème.

S'il avait tendance à se moquer des institutions légales, il n'avait que mépris pour le crime organisé. En Europe tout du moins. Un rassemblement de soi-disant caïds, qui ne faisaient pas plus que se tripoter mutuellement en admirant leurs gains de la semaine. Une vie prévisible, de vieux bourgeois décatis, totalement inintéressante, et méprisable pour lui, puisqu'ils allaient jusqu'à se gausser de leur dangerosité et de la vie à haut-risque qu'ils menaient.

Il était parvenu à en débaucher quelques uns, oh il n'a pas l'intention de monter son propre syndicat, ce projet là, cette tentative en tout cas, a été brutalement avortée par l'apparition de Lenis, lorsqu'il était aux Amériques. Non, s'il avait débauché quelques vétérans, qui s'ennuyaient et à qui plus personne n'accordait d'importance, c'était pour une raison très simple. Il les connait très bien aujourd'hui, il s'entend bien avec eux, et c'est toujours appréciable d'avoir quelqu'un avec qui parler de ses exploits passés, qu'ils soient inventés ou non. Non, ces vétérans là étaient là pour la sécurité. Bien sûr, il aurait pu embaucher une pléthore de gorilles stupides aux bras gros comme des buches, mais il avait préféré, et de loin, des hommes qui apprécieraient de s'installer au Shelter, qui trouveraient dans la compagnie des enfants et d'Emy un tournant agréable de leur vie.

Des hommes qui s'impliqueraient dans la sécurité de ce petit monde. Les mêmes qui aujourd'hui se plient aux désirs d'Emy comme si elle était leur propre grand-mère, et sillonnent les rues, en gardes du corps attentifs et plutôt discrets, pour éviter à une des quelques futures jeunes femmes vivant là d'être la prochaine victime.

Il se fiche royalement de toute cette affaire en dehors de la sécurité des enfants, et de sa Lady bien entendu. Mais cet homme qui lui fait face a l'air de pouvoir être intéressant, Sel' commence à s'ennuyer, peut-être qu'il saura lui proposer quelque chose d'inédit. Alors prendre la peine de parler de tout ça n'est pas bien terrible, il ne lui restera plus qu'à voir si cela en vaut le coup.

La description que le vampire entendit de la manière de faire des affaires des malfrats locaux ne le surprit pas vraiment mais le déçut tout de même un peu. Son expérience de la cour des miracles de Rotterdam, tout comme la période pendant laquelle il était souteneur en Ecosse, lui avaient déjà montré que dans bien des cas les « bandits d'honneur » pensent que le fait d'avoir le mot 'honneur' dans son titre permet de se comporter sans honneur aucun. Mais dans la capitale Anglaise on pouvait avoir l'espoir que même les bandits veuillent se comporter en gentlemens.

S'il arrive parfois qu'un homme au charisme et au courage hors-normes fédère, organise et discipline la lie des villes, cela ne dure souvent pas longtemps. D'après ce que disait son interlocuteur, ce n'était pas la cas dans la Cité de Londres. A la réflexion, l'immortel pensa préférable de s'en féliciter, si une confrérie criminelle avec une organisation réelle avait existé, elle se serair peut-être un peu trop penché sur ses propres activités nocturnes à son goût.

- Si j'en crois votre expérience, la corporation dont nous parlons ne sait pas plus motiver les informateurs que nos amis du Yard. Ces messieurs ne pourront découvrir le pot-aux-roses que par hasard, autant dire jamais... Ils veulent protéger leur activité mais se montrent incapables de prendre les mesures qu'il faudrait pour.

Sean avait prononcé ces mots à mi voix, comme s'il parlait pour lui. Cependant il poursuivit sa réflexion en silence.
* Ce n'est pas parcequ'ils n'apprendront rien de valable qu'ils ne feront rien. Des exécutions sommaires sont à craindre, des lynchages aussi. Redoublons donc de prudence*

Le vampire trempa ses lèvres dans son verre, constata qu'une fois de plus le divin breuvage du vieux pays avait un goût fade et dilué malgré sa couleur ambrée et ses reflets changeants. Il laisse le silence s'installer pendant quelques temps. Mais s'il cherchait à se donner des apparences de calme voire d'apathie, ses yeux en perpétuel mouvement, les petits mouvements instinctifs de sa tête pour mieux capter le moindre bruit, le frémissement de ses narines à la moindre volute de fumée montraient qu'il ne saurait trouver le calme ou la sérénité en un pareil lieu.

Peu à peu une idée se développa dans son esprit, une idée tout à la fois aussi droite qu'une règle et aussi tortueuse que les plans du diable. Mais il hésita avant de la formuler. Finalement il reprit son monologue à mi-voix

– Supposons que quelqu'un souhaite vraiment en savoir plus sur ces disparitions, quelqu'un qui y aurait intérêt réel... Tout d'abord ce quelqu'un cherchera à accéder à des informations sur les victimes. Mais si cela n'aboutit à rien, il faut faire comme à la chasse au Tigre : le plus simple pour chasser le prédateur n'est-il pas d'employer une chèvre.

Il laissa un temps avant d'ajouter

– Si toutefois ce quelqu'un avait assez peu d'honneur pour mettre en danger une jeune femme.

Il ne sembla pas au vampire adéquat de rajouter qu'il avait pensé que son interlocuteur aurait pu parfaitement se grimer pour tenir le rôle de l'appat.

Un haussement d'épaules du Monte en l'air à la première remarque, il n'éprouve décidément aucun respect pour ce ramassis de malfrats encroûtés dans leurs habitudes.

Pas besoin d'être un voleur ou un bandit de grands pavés pour ça, y'en a plus d'un qui préfère se tourner les pouces en râlant plutôt qu'agir hein.

Sel' observe son interlocuteur, s'ils devaient faire un concours de nonchalance il serait gagnant haut la main. Depuis bien longtemps, il a découvert qu'être détendu est un bien meilleur moyen d'être aux aguets, la tension joue des tours, souvent. D'ailleurs, depuis quelques minutes, il a entendu les conversations alentours baisser d'un ton, quelqu'un laisser échapper un verre derrière eux, d'inattention, il a vu les coups d'oeil jetés dans leur direction. Leur discrétion commence à s'effriter, certains voient bien qu'il ne s'agit pas là d'une discussion tout ce qu'il y a de plus banal.
L'avantage de ce pub, c'est qu'il est toujours enfumé et bruyant, c'est un jeu d'enfant d'y passer inaperçu. Pour quelques temps du moins, car les clients les moins irrémédiablement imbibés ont tendance à laisser aller leur curiosité. Cela dit, il détient une solution très simple pour détourner l'attention.

Supposons que j'ai un demi-souverain dans ma poche.

Il profite du silence laissé par le balafré pour tirer la-dite pièce de sa poche. Et d'un geste vif et fort discret, par en-dessous, lui fait effectuer un superbe soleil pour la faire atterrir dans le verre d'un client, à quelques mètres de là. La bière éclabousse son propriétaire et un de ses voisins, qui aussitôt se dresse pour invectiver la malheureuse cible. Très vite, sans réellement en venir aux mains, ils haussent le ton, et attirent toute l'attention, pour se lancer dans un échange d'insultes et de gentillesses particulièrement recherchées.

Et que je le lance au bon endroit. Il faudrait avoir bien peu d'honneur pour se servir ainsi des gens pour obtenir l'anonymat, n'est-ce pas?

Il se penche vers le balafré avec un sourire, et baisse la voix, ajoutant de but en blanc.

Si vous comptez sur moi pour sacrifier une jeune femme que je connais, je ne marche pas. Par contre, si vous avez une proposition plus intéressante à faire, pourquoi pas. Ce gars ne fait pas ça pour autre chose que pour lui, personne ne remplit un contrat avec autant de ferveur sans être connu, et aucun des pourvoyeurs de contrats ne le connait. Son sourire s'étire, carnassier pendant un instant. Et pour tout dire, ça ne trouble pas le moins du monde mon petit commerce personnel.