Can I call you Mum ? [Diane]

Qu'elle se sentait ridicule d'avoir le pas aussi léger, et le coeur aussi battant. Elle était en avance de presque une demie heure, les bras chargés de son ombrelle et de son paquetage. Elle quitta son carrosse avec un simple mot, tout juste poli, à peine pensé et motivé par la coutume pour son guide, filant dans la foule qui s'écartait du pas de la Lady. Certains se retournaient, d'autres baissaient les yeux, d'autres encore la dévisageait. Le nom de Laurel fut prononcé plusieurs fois.
Elle ne savait que trop bien comme la réputation de son nom était établie, gravée en runes sanglantes dans les mémoires et dans les coeurs. L'affaire récente, qui ne l'intéressait en rien, n'était qu'une autre de ces peccadilles qu'on allait porter à l'aune des soupçons à leurs sujets. S'ils savaient, tous ces gens, cette masse informe, que le pire était ce qu'ils s'imposaient entre eux, que le plus infâme était gardé soigneusement rangé, plié et propre, entre leurs murs. S'ils pouvaient simplement regarder les fillettes qui poussaient dans le manoir comme autant d'herbes folles, en fait et place de fraîches roses. Ils ne savaient rien, préféraient porter les coups sur les exactions de son époux, qui n'étaient que des restes de sa fureur. Qui n'étaient rien.

Ses pensées sombres s'en furent, quand elle sentit, en son coeur, en son âme Brumeuse, la présence de son petit trésor des rues. Son pas se fit plus lent, alors qu'elle savourait cette approche, la lente agonie de leur distance. Elle se voulait claire, lumineuse, fraîche et douce comme une source de montagne pour la compagnie de cette petite pousse merveilleuse, qui avait attendu dans ses rues qu'on se penche sur sa beauté préservée. Enfin, la ruelle, sa jeune silhouette. Un mouvement de l'ombrelle qui se replia, un autre de la robe. Elle s'y glissa.

Son visage se para du plus fin des sourires, du plus merveilleux des regards attendris, alors qu'elle vit son visage, qu'elle sentait son impatience et sa joie. Oui, lui aussi avait été empressé, et sans songer aux convenances, elle déposa l'ombrelle contre le mur, son paquetage à ses côtés, et ouvrit les bras.

Hé bien, l'heure n'est pas là, mais nous avons devancé le temps. Comment vas-tu, mon petit renard?

Renard, oui, ça lui allait si bien. Roux, rusé, espiègle, un petit animal filant, insaisissable. Que l'homme ne pourra rendre docile, faible, soumis et imbécile. Elle ne bouda pas sa joie, et en son coeur, naissait la fleur étrange et merveilleuse d'un amour dénué de taches. Une promesse de protection et de tendresse. Elle en oubliait presque ses présents, qui lui revirent soudain, alors qu'elle laissait ses songes filer sur la rivière de ses espoirs.

Je t'ai apporté des livres, et un autre petit cadeau qui pourrait te plaire.

Elle souriait, et dans ce sourire, il y avait des étoiles. Un ciel complice.

Elle s'agenouilla presque, serrant contre son coeur sa merveille des rues. Un baiser à son front, pour consacrer le lien, l'amour, la tendresse, et se laisser pleinement glisser dans l'onde que laissait échapper l'âme du petit Renard. Elle s'y baignait comme une nymphe dans de l'eau fraîche et paisible, sans s'y noyer jamais; on ne saurait parler de mort quand il n'y avait que la pureté.

Son coeur à elle manqua un battement lorsqu'elle senti, sans l'entendre, ce mot qui avait failli lui échapper, qui la transperça de douceur, flèche marquant ses espoirs accomplis. Maman. S'il y avait quelque chose qui manquait au fantôme de femme qu'elle était, c'était bien un amant, c'était bien un enfant. Elle le pressa davantage contre elle, dans une étreinte qui voulait s'ancrer à jamais dans le monde, ne plus le laisser filer. Un instant, elle songea à le prendre par la main, le Double Coeur à son bras, inviter la femme qui l'a fait naître de son ventre et partir, tous quatre, cueillir un nouveau royaume, une nouvelle vie, dans une contrée sauvage qui leur ressemblerait un peu à tous. Une folie de plus qui teinta son sourire d'une saveur douce amère, du délice qu'on les beaux songes dont on sait d'avance qu'on ne les réalisera jamais, tant ils sont broyés déjà par le monde qui les refuse.

Elle chassa le tout d'un geste, alors qu'elle replaçait une mèche que le vent lui avait volée, avant de jouer de ses doigts des cheveux de Matthew.



L'ordre était doux, autant que les lèvres qui virent flatter la joue juvénile, alors qu'elle se détachait un peu. Ses yeux pétillaient, et elle prit une moue complice, nez plissé, que seules les mères savaient avoir lorsqu'elles jouaient avec la chair de leur chair. Elle lui prit une main, s'amusant à comparer la taille de leurs doigts un instant. Si leurs paumes n'étaient pas bien différentes, les mains de Diane étaient longues, fines, dépourvues de la moindre marque d'un labeur difficile. Elle les noua entre elles, et souffla d'une voix délicate, tout juste audible.



Tout sourire, elle libéra la menotte de l'enfant pour la reposer à son genou, guettant sa mine, ses réactions, buvant son impatience qui s'ajoutait à son appréhension. Elle n'avait jamais su faire plaisir à un enfant, et elle ne se souvenait qu'à peine de ce qui avait bien pu lui plaire lorsqu'elle n'était pas épouse. Elle se tourna, enfin, et délesta de son paquetage un mystère emballé, pas plus gros que les deux poings côte à côte, qu'elle tendit.



C'était un écrin de bois gravé, aux allures de petit coffret de sorcier. Il était ancien, et il portait le poids de l'age. A l'ouvrir, on y découvrait une petite plume taillée avec soin, son porte plume fait d'un bois patiné, et un encrier clos.



Elle retint la légère note d'angoisse à l'idée de le voir déçu ou perplexe d'une morsure à sa lèvre. La chose lui tenait plus qu'à coeur, et c'était, au delà de l'objet, la façon la plus directe pour elle de l'élire en tant que fils, et héritier vrai.

La lèvre fut libérée, avec elle la tension et la crainte. Tout s'effondra, au profit de la naissance d'une joie infinie, qui éclot comme une fraîche fleur printanière en ses entrailles. Maman. Elle se sentait enfin mère, et surtout, elle était enfin reconnue Maman. Non pas génitrice, encore moins "Dame Laurel", comme sa fille ainée avait pris l'habitude de la nommer. Et ce sentiment ! Si délicieux à écouter, à sentir vivre dans ce petit coeur adorable. Il ressentait ce mot, bien au delà de le prononcer. C'était un instant de grâce, une sacralisation. Il avait accepté d'être l'héritier, le fils, la chair et le sang. Elle frôlait du bout des doigts le bonheur et la joie si naturelles à tant de femmes, qu'elle découvrait, surprise d'en être capable. Elle qui n'avait connu que la froideur et les reproches d'avoir arraché d'à sa mère un mari et une jeunesse, qui l'avait, malgré elle d'abord, puis par choix intime, reproduit soigneusement. Ô combien ce petit renard des ruelles lui était plus précieux que ces deux filles qui lui étaient aussi étrangères que les étreintes d'un époux qui les avaient faites naître.

Ses pensées n'avaient plus place en elle, et elle les repoussa, comme on referme le couvercle d'un coffre. La fébrilité de son si cher petit bonhomme la touchait au travers des Brumes, alors qu'elle laissait une main caresser la joue de Matthew. Jamais, se promit-elle, jamais elle ne laisserait quiconque le blesser, tant qu'elle respirerait. C'était fou et idiot de le penser, puisqu'on ne pouvait protéger nul de tout, et que même ce Dieu absurde y avait échoué. Mais ainsi était l'instinct et la passion maternelles, dénuées de raison et de mesure. Toutes pointes couvertes de tendresse. Et le sourire le contait.



Un baiser sur sa joue. C'était là chose rare que de pouvoir se le permettre, et jamais l'une de ses enfants de sang ne s'y étaient risquée. Elle laissa échapper un petit rire, pressa cette menotte dans sa main, avant de se redresser. Légère. Si légère.



Elle se détourna à demi, oh, pas longtemps, juste de quoi reprendre ses affaires. L'ombrelle et les livres sous son bras libre, elle reprit.



En mesure, un baiser à sa tempe, et elle pressa cette main dans la sienne. Parée, à son tour, à le suivre à bon pas, et même à courir s'il le souhaitait. Qu'importait les jugements d'autrui sur ces manières. D'ailleurs, étrangement, les gens alentours se sentiraient de fort bonne humeur. Bizarrement soulagés de bien des poids sur leurs âmes. Avec l'envie simple de sourire et de rencontrer des inconnus pour leur parler. C'était une belle après midi, à vrai dire.