Un peu de sang de plus ou de moins. [Russel]

''... Et vous êtes un butor, mon grand.''

On pouvait tant qu'on voulait signifier à mots couverts au jeune monsieur Stirling qu'il devait sa fortune à Dame Fortune, et à dame Stirling, et qu'un tel personnage n'était pas digne de fouler le même pavé que certains, comme il s'y complaisait pourtant. On pouvait persifler, mais lui préférait être direct. Le 'grand' ainsi apostrophé l'était certes, du moins par ses origines, et sans doute son père en croisant par hasard celui de Stirling au Nouveau Monde quelques trente ans plus tôt n'aurait pas daigné lui faire l'aumône d'un sou, ni même lui jeter un ordre. Inutile de dire qu'il aurait préféré, en cas d'attaque d'un de ses chiens sur ledit Stirling père, abattre l'homme plutôt que le chien. Stirling était certain qu'il n'aurait pas tué un de ses chiens pour sauver sa propre femme. Il admirait la belle noblesse de Londres, capitale du monde connu ou peu s'en fallait ; il se serait damné, et était en bonne voie de le faire, pour en faire partie ; mais que voulez-vous, il ne la comprenait pas tout à fait. Ce serait sans doute plus facile pour son fils.

En revanche, Monsieur le 'Grand' ne reconnut pas être un butor. Il prétendit être ''l'offensé''. Incertain, Alex acquiesça. Il avait déjà prétendu avoir tué un homme en duel, mais c'était une ruse pour disculper un ami d'une sentence qui l'aurait atteint bien plus durement. Cependant, ça ne lui faisait pas vraiment peur. Il se savait capable de garantir sa douce épouse du veuvage. L'alcool et d'autres substances auxquelles il n'était lui-même qu'imparfaitement initiées affaiblissait couramment la main de ces beaux messieurs. Il renchérit d'une apostrophe bien sentie qui fit presque monter le rouge aux joues des pairs présents de l'offensé. On a beau se targuer d'une place au soleil, ça fait parfois plaisir de jeter au milieu de la table un extrait fleuri du terroir natal, et de choquer tout ça proprement. Pour ce soir-là il n'avait plus guère à perdre, et s'octroya donc ce petit plaisir.

C'était à l'offensé de choisir l'arme, mais il fit une erreur amusante.

''Sera-ce... l'épée?''

Alex lui décocha un sourire conquérant en saluant jusqu'à terre : ''Comme il plaira à Monseigneur.'' Puis il fit mine de tourner les talons. L'autre le rappela. ''... Ou le pistolet ?'' Juste une légère crispation de la mâchoire. Pas d'ostentation, Alex, tu es dans une partie de poker, une partie très sérieuse. ''... Le pistolet. Vous avez bien des pistolets? Je vous attendrai demain avec mon témoin, à la même heure... disons au pied de la Tour, ensuite nous aviserons. Il serait fâcheux que le bruit n'en coure, et qu'on s'avise de nous séparer.'' Alex acquiesça, les poings légérement serrés. Intérieurement, il jubilait. L'épée n'était pas du tout son for, il laissait ça aux cavaliers, aux beaux messieurs... Lui n'était qu'un fantassin, de la chair à canons, et accessoirement, un tireur d'élite. Eh oui, monsieur le Butor, monsieur l'Offensé, un homme de l'avenir.

Et comme témoin? Il ne se fiait guère qu'à une personne, pour une circonstance aussi grave. Il lui recommanda cependant de couvrir son visage, de ne point parler, et de s'esquiver sitôt l'issue atteinte, du moment qu'il n'aurait pas besoin de secours pour marcher. Alex ne voyait aucun inconvénient à mettre les gens en péril, tant qu'il leur laissait une porte de sortie à la mesure de leurs talents personnels. Dans ce cas précis, ce n'était pas un piège, c'était une aventure. Lui-même s'amusa à se vêtir de rouge, malgré le temps maussade et le mauvais état des rues, de manière à contraster avec l'ombre silencieuse que formait son ami cheminant à sa suite.