She lost herself and never met again. [Ouvert]

Une silhouette sombre, solitaire, chemine entre les tombes. Des yeux discrets et attentifs l'auraient vu venir ici tous les mois, le même jour, à la même heure. Juste à la nuit tombée. Il se promène un moment entre les tombes avant d'en rejoindre une en particulier. Tout de noir vêtu, veste, veston, chemise, cravate, pantalon, chaussures, gants, chapeau, tout est aussi noir que la nuit. Et s'il n'a pas vraiment l'air triste, il n'est pas joyeux, loin de là. Aussi sombre que son costume. Seule touche de clair, un bouquet de roses blanches à sa main.

Après avoir vagabondé un moment, il s'approche de deux tombes, un peu à l'écart. Peut-être que certains l'auront aperçu aux deux enterrements.
L'un il y a une petite dizaine d'années, il était plus jeune à l'époque, et se souvient encore de la colère qui fusait en lui par lames intenses, il avait même du mal à y voir clair.
Des images fusaient dans son esprit, les cris d'une femme, les rires mauvais qui s'étaient interrompus quand l'un d'entre eux était tombé raide mort, une dague plantée dans la gorge. Le regard noir de cet homme, un de ses rares amis, qui était devenu un monstre ce soir là, sans plus la moindre lueur de raison.
Ils sont parvenus à la libérer, mais à quel prix? Il avait payé cher son manque de contrôle, et le résultat en a été un enterrement.

Et l'autre, il y a six mois, une jeune femme venue du couvent. Il était seul à cet enterrement là, seul présent, même le clergé avait refusé d'être là, lui accordant juste de pouvoir l'enterrer près de l'homme qu'elle avait aimé.

Personne ne savait d'où elle venait, un jour, il y a quatre ans, il avait frappé à la porte du couvent, accompagné de cette jeune femme au regard trouble, abrutie par les drogues.
Il a fait un don, un énorme don, et c'est la seule chose qui a permis à la jeune femme d'avoir une chambre ici, et des soins. Maigre, des doigts ressemblant à des serres, elle ne sortait jamais. Folle. Plus un instant de lucidité, des crises de rages effroyables.
Il était le seul visiteur, tous les mois, le même jour, à la tombée de la nuit. Il en sortait quelques heures après, défait, échevelé, des traces de griffures barrant son visage, ses vêtements parfois déchiquetés. Il restait assis presque tout la nuit sur un banc, sans rien dire, sans rien montrer, aussi immobile qu'une statue.

Les Sœurs du couvent murmurent qu'à chaque fois qu'il entrait dans la chambre de la pauvre femme, certaines disent la possédée, elle entrait ans une rage folle, lui sautait en visage. Et elles ajoutent encore plus bas, les yeux légèrement écarquillés, qu'il ne bougeait pas, n'essayait même pas de se protéger, jusqu'à ce qu'elle s'épuise, il attendait, avec une patience presque effrayante.
Puis il la prenait dans ses bras comme on le fait d'un enfant, la déposait dans son lit, et caressait doucement son front jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Et il repartait, comme il était venu, leur laissant une bourse bien trop remplie pour subvenir aux besoins de cette pauvrette.

De tout ça, il n'a certainement jamais parlé à qui que ce soit. Ni du pourquoi, ni du comment d'aucun des deux enterrements.

Et tous les mois, le même jour, à la tombée de la nuit, il vient s'asseoir entre ces deux tombes, il sépare le bouquet en deux, offre des fleurs à chacune, puis s'allonge, pour regarder paisiblement les étoiles s'allumer dans le velours nocturne. Il se rappelle les bons, les mauvais souvenirs, à leurs côtés, il ne veut surtout pas les oublier.

S'il a entendu le chant, il n'a pas même redressé la tête. Il rêvasse, bras croisés derrière la tête, et ne détourne pas même les yeux du ciel. Cette voix ne fait que le plonger plus encore dans ses pensées.

De vagues images de sa mère, dont il ne se souvient pas du visage, trop jeune quand elle a disparu à jamais de son existence. La seule chose dont il se souvienne précisément, c'est de cette douce berceuse, un peu triste, qu'elle lui chantait tous les soirs. Rien à voir avec ce chant, non, beaucoup plus simple, plus d'apaisement que de paix, plus de présence aimante que de douceur, même si ces nuances restent peu définies.

Noir sur noir, il a l'air à peine présent, et pourtant, il ne cherche pas particulièrement à se dissimuler. Chose qui étonnera peut-être, il a beau être assombri par la mort de ses amis, il n'est pas réellement triste, il savait très bien que ça finirait par arriver, à vrai dire, ce qui l'attriste le plus c'est qu'i était persuadé d'être le premier voué à la tombe. Et il se retrouve dernier en lisse, vainqueur du jeu contre la mort quu'il n'a jamais désiré gagner.

A l'opposé, il y a ces vies qu'il a prises, beaucoup de manière préméditées, d'autres selon la bonne vieille règle du "il ne fallait pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.". Vies auxquelles il ne pense pas, ce sont les prendre qui l'intéresse, qui fait bouillir son sang, et non en faire l'énumération ébahie, bave aux lèvres à l'idée de ce pouvoir qu'il a en main.

Ses pensées vaquent à leurs propres occupations. Songer à tuer, c'est avoir envie de tuer, peut-être ira-t-il se renseigner sur les derniers contrats en cours plus tard. Un sourire amusé s'étire sur ses lèvres, il a même parfois poussé le vice jusqu'à travailler pour Scottland Yard.
Oh jamais officiellement, sûrement pas, et rarement directement. Mais quel plaisir inégalé de voir ceux qui le recherchent, peut-être pas réellement activement en ce moment, apprécier l'aide qu'il leur apporte. Plaisir vicieux d'imaginer leur réaction le jour où ils découvriront ce qu'il en est réellement. S'ils le découvrent un jour.

Cette habitude, il l'a prise avec Orsen, du temps où il était encore en vie. Deux jeunes chiens fous, poussés par une rivalité mutuelle, tournant cette agressivité sur l'extérieur, sur leur volonté de surpasser l'autre, d'être le meilleur.

Oh bien sûr, il l'a vue approcher, s'arrêter, observer, du coin de l'œil. Il a attendu, patiemment, que son attention se détourne de lui. Un sourire difficilement visible aux mots qui viennent éclater dans l'air comme autant de bulles. Mais il en faudrait plus pour troubler la tranquillité d'un cimetière.
Alors, avec ce talent qu'il a passé tant de temps à développer, qu'il peaufine si souvent, lèche, travaille, approfondit, il se redresse sans avoir l'air de réellement se mouvoir, d'une manière qui n'attirerait que l'œil du plus attentif. Et encore. A demi plongé dans les ombres. Il la contourne.

"My angel clipped wings I know
Wonders in darkness on grimey ground

Sa présence derrière elle ne se révèle qu'avec sa voix basse, grave. Un chant qui n'a rien de celui d'une nymphe, ni de celui d'un démon, une simple voix d'homme, d'amateur. Un chant doux, ni vraiment nostalgique, ni vraiment triste. Sombre, tout simplement.

In a forest unclean unsound
Everything everything's going wild

Ses mains gantées de cuir trouvent sans peine celles de la Dame Blanche.

Make land for the cows to graze
Leaflets scatter around to advertise sell out

Avec une maîtrise consommée, une grâce mesurée, il déplie ses bras, la faisant lentement tournoyer, un ralenti onirique.

A swamp in it hands stretched out
To catch a passing dime

Alors s'entame une danse, que peu d'esprits auraient dédaigné, une lenteur subjugante. La distance de ceux qui ignorent jusqu'à leur nom respectifs devenant partie intégrante de la chorégraphie.

Donations to the rich widened
Pavements for the poor

Les rayons de lune accrochent sur la Blanche, les doigts de l'obscurité s'enroulent autour du Sombre.

Somewhere else to lie
But my friend the carriage door

Un spectacle hypnotisant, il la guide dans ces pas languides, avec une fluidité qui ne semble plus réellement humaine sous la lumière obscure des astres de la nuit.

Stands slightly ajar
And I know clipped wings make uneasy flight
But we've got to reach

Des danseurs virevoltant au ralenti, dans une torpeur envahissante.

A place where the feast never ends
A moment when the music celebrates

Pianissimo, un pas, peut-être deux, le temps de tant de battements de cœur.

And a time when darkness belongs
To night skies and nothing else

Le sortilège se délite, s'envole sur les ailes de ces deux derniers mots à peine murmurés.

Nothing else

Et pendant le temps infini que dure un clignement de paupières, il les conserve tous deux immobiles, ni réellement proches, ni réellement éloignés.
C'est sa voix, tranquille, assurée, qui viendra rompre le charme.

Ils n'ont jamais aimé ni les pique-nique, ni la foule."

Il a attendu qu'elle rouvre les yeux avant de faire un très élégante révérence, avec peut-être une pointe d'extravagance, son chapeau a retrouvé son perchoir, légèrement incliné.
Il ne répond pas aux premières considérations, le soleil, les illusions, ce qu'aiment les gens en général, voilà qui n'est pas, mais alors pas du tout son rayon. Les illusions à la limite, peut-être, puisqu'il se plait à jouer des rôles différents. Mais au fond, il n'a rien d'un acteur, il ne fait qu'exposer ou cacher des facettes de sa propre personnalité. Si on lui demandait d'être autre chose que lui-même, il en serait bien incapable.

Il sourit aux remerciements, se penche légèrement en avant.

S'il n'est pas rare ou précieux, ce n'est pas vraiment un cadeau, savez-vous.

Puis d'un ample geste du bras, il désigne les tombes plus ou moins alignées.

Et je suppose que je vous ai offert bien peu en comparaison de ce que certains auraient aimé pouvoir faire pour vous remercier. Considérez-moi comme un simple messager, même si je suis tout prêt à subir les conséquences de cet acte.

Un sourire amusé, quelque peu grandiloquent, certes mais pourquoi donc s'en priver.
En fait de pique-nique et de soleil, si Orsen et Alie avaient été encore là, ils seraient certainement fourré dans un quelconque tripot. Oh luxueux, bien sûr, avec des jolies filles pour qu'il puisse satisfaire ses envies contre pièces sonnantes et trébuchantes pendant qu'Orsen tenterait presque désespérément de faire du gringue alentours pour éviter de prendre le risque de se faire rejeter par Alie.

Ces pensées lui tirent un nouveau sourire. Le coq et la harpie. Et lui, le renard, prêt à fourrer son museau sous tous les jolis jupons qui passent. Ce que personne n'a jamais réellement remarqué, pas même ses amis à l'époque, c'est que, friand comme il était et est toujours, des plaisirs de la chair, il a toujours préféré les prostituées aux jeunes femmes bien sous tout rapport.
Elles s'avèrent bien plus détendues, surtout quand elles réalisent qu'ils les considère comme n'importe quelle femme, si ce n'est le très net avantage que leurs relations soient régies par le métier d'un côté et l'argent de l'autre.

Il les choisit, tout comme un homme choisit de faire la cour à une femme.

Il joue le jeu de la séduction avec elles, reste particulièrement attentif, même dans les pires moments de déchaînement et ensuite il paye, souvent plus que ce qui a été demandé, et s'en va avec un sourire. Celles qui oublient qu'il est avant tout un client et non un prétendant, il ne les revoit plus.
L'on dit que les hommes qui préfèrent les filles de petite vertu le font de peur de se faire rejeter par les autres femmes. Si pour lui, la motivation est la peur également, c'est celle de ne plus être capable de partir. Celle de trop s'attacher, et de perdre l'objet de cette tendresse avant d'avoir pu partir.
S'il est homme à faire face aux pires situations sans broncher, voilà bien l'une des seules face à laquelle il fuit.

Il s'ébroue légèrement pour chasser ces pensées, et revient à sa cavalière d'un soir.

Vous avez quelqu'un à visiter en particulier?

N'est-ce pas précieux pour vous, Demoiselle, le chant d'un oiseau?

Il semble s'amuser de cette très légère chicanerie. Oh ce n'est pas un débat de haute-voltige, ça l'ennuierait certainement autant qu'elle, mais ça l'amuse.
Il sourit à ce qu'elle dit ensuite, se contente de ça. Puis se laisse observer, sans gène particulière. Il n'est que rarement inquiet face à quelqu'un, et reste perpétuellement sur ses gardes même si cela ne se remarque pas. Alors plutôt que de jouer un rôle qui n'est pas le sien, il vient lui offrir son bras avec une élégance exquisément maîtrisée, conservant ce sourire légèrement amusé.
Il ne reprend la parole qu'après avoir cheminé un moment entre les tombes.

J'en déduis donc que vous accordez plus d'importance aux morts qu'aux vivants. Mais après tout... Il tourne la tête pour baisser son regard vers elle. Vous semblez ne faire partie ni des uns, ni des autres, je suppose qu'il est normal de devoir faire un choix.

Encore un moment de silence tranquille. Etrange rencontre que celle-ci, mais il serait plus étrange encore de s'étonner de ce qui peut se passer dans un cimetière. Contrairement à ce que beaucoup redoutent, la nuit est particulièrement paisible lorsqu'on n'est pas effrayé par tous ces morts au repos, et les seules peurs qui puissent surgir ici sont celles qui sommeillent au fond de nous.

Vous me rappelez une statue que j'avais longuement contemplée un jour. Elle se dressait sur le parvis d'un tribunal. La justice, avec ses yeux bandés, sa balance et son épée. Elle me paraissait étrange et je n'ai compris pourquoi qu'en réalisant qu'elle était bien trop frêle et gracile. Ce que l'on annonce de la justice est quelque chose de pesant, froid et carré. Et pourtant, cette représentation là était fine, douce et ronde.

Une nouvelle fois, il marque un silence, le temps de se demander s'il va poursuivre pour expliquer son idée. Il finit par le faire.

L'on dit que les fantômes aiment la mort et l'annoncent même, qu'ils sont terrifiants et mauvais. et vous, Demoiselle Blanche, vous n'êtes pourtant là que pour savourer la vie, joyeuse et tranquille.

Une métaphore bien sûr, une image qui exprime le fond de sa pensée. S'il n'est pas de ceux exclusivement cartésiens qui ne croient qu'à ce qu'ils voient, le mysticisme ne fait pas partie des domaines qui attirent sa curiosité. Oh il a connu des bizarreries qui ne s'expliquent ni par la logique, ni par la science, et il les a acceptées comme telles, mais disons qu'il laisse les questions sur l'existence des apparitions et autres phénomènes étranges à d'autres. D'autant plus quand ça ne le concerne pas directement.

Il persiste à simplement sourire pendant un moment, elle est bien jeune, cette jeune femme, il ne doit pas être loin d'avoir le double de son âge. Et comme toujours, les certitudes si belles, si ancrées, si profond qu'à vingt ans on croit que jamais elles ne s'envoleront. Certains ne s'en rappellent sûrement pas, mais lui, si, il se rappelle sa jeunesse, sans la moindre honte pour les tirades enflammées qu'il a pu déclamer à qui voulait l'entendre, sur la vie, l'art et la manière, ce qui convenait de faire.

Il écoute, attentif comme il sait l'être, n'interrompt ni les mots, ni les silences.

Et ce n'est qu'arrivé devant le caveau qu'il reprend la parole, de sa voix tranquille et assurée, et non paternaliste. Oh non, sûrement pas, il n'y a qu'une seule au monde avec qui il est père, il n'y en aura certainement jamais d'autre. Et même avec elle, il se refuse à être trop paternaliste, il ne veut surtout pas de cette condescendance que seuls les hommes savent avoir face à une femme, une fille, sûrement pas.

Je crois, moi, que la vie et la mort sont si étroitement mêlées qu'on ne saurait vraiment les différencier. L'une sans l'autre n'existeraient pas. Je prends des vies, j'ai vu la mort en face plus qu'à mon tour, et pour tout dire, j'ai plus d'une fois cru qu'elle était prête à m'accueillir. Vous parlez de Vivre, mais vous oubliez que Mourir est tout aussi important.

Il l'attire plus près de lui, sans vraiment en faire une étreinte, non, repousse la capuche, écarte une mèche, et soulève ce menton lunaire pour la regarder. Un regard qui s'il n'est pas fait pour mettre mal à l'aise peut générer cette sensation, d'une profondeur que l'on n'attend pas toujours face à ce qu'il est, d'une assurance qui confine à un genre de sérénité. Sa voix baisse d'un ton, comme s'il évoquait quelque secret que les tombes lui auraient confiées.

Je vois la vie quitter un corps, la mort s'emparer d'une âme. Et savez-vous ce que je vois dans les yeux de ceux que je tue? Pure rhétorique, il poursuit sans se presser. Je vois la peur, même chez les plus forts, les plus courageux. La peur quand ils voient la mort se pencher par-dessus mon épaule pour les embrasser. Et si chez la plupart, il n'y a que la peur, j'ai vu aussi, pendant ce dernier instant aussi long qu'une éternité, l'espoir, le bonheur, ou la paix.

Un silence contemplatif, le regard vert toujours plongé dans le bleu.

Je vous souhaite, jeune fille, femme, sûrement un peu des deux, je vous souhaite de connaître cette peur. Sans elle, la paix n'existe pas. Sans l'inquiétude, la sérénité est fausse. Tout comme la vie n'existe pas sans la mort.

Sa main glisse dans les pans de sa veste et en tire une pièce. Un simple penny de cuivre, et avec un sourire, il prend la main de la jeune femme.
Les doigts sont lentement ouverts, avec délicatesse, et le penny vient se nicher au creux de la paume.

Sa voix souffle, tout doucement.
La vie est double, Demoiselle Blanche. Sans noir, sans blanc, pas de gris. C'est ce que ma condition m'a appris.

Moins de temps. Moins que ces enfants qui meurent au berceau? Que ceux qui même avant de naître sont déjà morts? Que tous, que le moindre incident peut tuer? J'ai vu des hommes mourir d'avoir raté une marche, des femmes trépasser d'avoir goûté la baie qu'il ne fallait pas. Contrairement à beaucoup, tu as la chance de savoir que tu mourras. Un des plus rares cadeaux, celui de se voir offrir la possibilité de vivre et non de courir après le temps et les évènements.

Le velours du gant noir vient caresser la pommette blanche, effacer cette larme.

Ne pleure pas, petite colombe. Montre leur plutôt que de rester persuadée qu'ils ne peuvent voir.

Un sourire vient étirer ses lèvres. D'un geste vif, il lui ôte le penny des mains. Il l'élève devant leurs yeux, puis, d'un simple tour de passe-passe, d'un ample et fluide mouvement des doigts, il la fait disparaitre.

Tu n'as pas pu la voir, n'est-ce pas? Et tant que je ne te le montrerai pas, tu ne pourras pas.

Il reprend la pièce entre ses doigts tendus. Il réitère son geste, extrêmement lentement, inclinant sa main pour lui permettre de voir l'entièreté de la manœuvre.

Souvent, les choses ne sont pas plus compliquées qu'un simple penny.

Et la petite pièce retrouve l'écrin de cette paume d'ivoire.
Il esquisse un sourire en coin.

Tant que tu restes en vie, tu peux te faire entendre. Ensuite, et bien... je suppose qu'il te faudra crier. Mais peut-être n'en auras-tu plus à t'en soucier.

Discussion qui paraîtrait surréaliste à beaucoup, pour lui, on touche à des motivations profondes, la première mort qu'il a vu l'a marqué bien plus que toutes les autres réunies. Ce qu'il y cherche, ce qu'il y trouve, lui-même ne se pose que rarement la question. Peut-être un moyen de compenser l'impossibilité de répondre à cette simple question : "Pourquoi ?" qui l'a taraudé pendant de très nombreuses années, et aujourd'hui encore, vient le troubler dans des instants où il ne s'y attend pas.

Un jour, un homme m'a dit : "Vois-tu, les hommes perdent leur temps et leur santé à amasser de l'argent à ne plus savoir qu'en faire. Et le jour venu, alors qu'ils n'ont plus le temps, ils perdent leur argent à tenter de retrouver la santé." Et quand on a rien à perdre, jeune femme, que fait-on de son temps, de sa santé et de son argent?

Peut-être un moyen de la détourner de sa tristesse, ou plutôt la non volonté de la consoler ou de la réconforter. Il n'aime pas tenir ce rôle, ou tout du moins, il y a très peu de personnes avec qui il aime tenir ce rôle. Il est là, bien présent, dans cette discussion et dans cet instant partagé avec elle. Ce qu'il adviendra ensuite l'indiffère, la revoir ou non, reprendre cette discussion ou non, ça lui importe peu.

Elle ne l'interrompt pas, même si ce n'est pas ce qu'elle entendait par là, ce qu'il lui dit l'intéresse... Et lorsque la larme est effacée et les mots déposés, aussitôt elle se reprend, l'instant d'après son sourire revient et c'est comme s'il ne s'était rien passé. On pourrait même avoir l'impression que le temps s'est plié gentiment, ou alors qu'elle est vraiment une petite fée batifolante qui passe d'une chose à l'autre à une vitesse ahurissante.

Elle ne voit pas le penny, distingue à peine le mouvement d'ailleurs, et elle remue la tête pour le confirmer. Même s'il la tutoie clairement maintenant, cela n'a pas l'air de la choquer plus qu'une goutte d'eau dans l'océan. Lorsque la pièce se retrouve à nouveau dans sa paume, elle referme doucement la main et la porte à son front un instant, puis à son coeur, et l'y laisse reposer. Quand elle répond, ce n'est pas un chuchotement, mais ce n'est pas non plus un ton bas, plutôt un entre-deux.

Je ne voulais pas dire que j'avais moins de temps que les autres en fait, mais que j'avais moins de temps à Vivre qu'à Mourir, comme tout le monde... C'est parce que j'ai bien conscience de la limite de mon existence que je n'essaie pas d'attraper le temps. On est vite tenté de dire que c'est dans la nature humaine de vouloir capturer le temps, même si c'est toujours lui qui nous emporte au final. Vouloir attraper ce qui nous englobe est vain. Je préfère le laisser me porter, le temps que je ne gaspille pas à vouloir l'attraper, j'en fais autre chose.

Elle ferme les yeux en souriant, comme si elle se laissait caresser par les rayons de la Lune.

Me faire entendre... Ce n'est pas vraiment qu'ils n'entendent pas, plutôt qu'ils ne veulent pas écouter. Ils me cèdent beaucoup de choses, mais pour certains points, ils sont inflexibles. Je peux comprendre leur point de vue, mais c'est mon corps. Alors oui vous avez raison, tant que je suis en vie...

Et elle rouvre les yeux, affichant une petite moue espiègle adorable.

Je peux trouver un moyen de tricher, moi aussi.

Un éclat de rire cristallin et léger, et elle retrouve son sérieux pour continuer. Fou, la vitesse à laquelle elle peut changer, comme si elle devait choisir au hasard à chaque seconde ce qui l'animerait.

Quant à savoir ce que l'on fait de sa santé, son temps et son argent lorsque l'on n'a rien à perdre... Je suppose qu'il n'y a pas qu'une seule réponse, mais celle que je peux donner est celle-ci : Je les mets à contribution pour Vivre, et pour Toucher... Bien sur chacun à sa définition de ce que sous-entend Vivre aussi. Il y a des êtres aux instincts bien cruels, qui se contenteront de mettre cela à profit pour nuire et faire souffrir. D'autres qui se contenteront de rester totalement centrés sur-eux même et ignoreront les autres. Et il y en a d'autres encore, qui partageront quand ils pourront avec le monde, ou quand quelqu'un voudra bien partager quelque chose avec eux.

Un petit sourire amusé.

Je te laisse deviner desquels je suis, Silhouette, mais je crains que cela ne soit plus un grand défi pour toi.

Un sourire qui paraîtrait presque cruel d'amusement dans la chiche lumière de la nuit.

Tu penses vivre pour le partage.

Il soulève son chapeau d'une main pour passer l'autre dans ses cheveux. A ses côtés sans être réellement proche, il laisse son regard errer sur les tombes. Que de considérations. Non pas oiseuses, mais complexes, et qui lui semblent parfois inutiles. Aller droit au but, même si parfois la tentation et le plaisir de l'enrober de fioritures sont délectables.
Les vagabondages de son esprit interrompus plus tôt reprennent leur cours.
A tant évoquer la mort, l'envie de tuer se fait plus présente, plus intense. Le besoin du rugissement furieux de l'adrénaline dans ses veines, le danger, la peur. La vie, la mort, en accéléré, si intense.

Il s'ébroue soudainement, sans que cela dérange ses pensées, au contraire, elles semblent se focaliser plus encore sur cette envie brûlante. La silhouette de tranquille assurance se fait plus cruellement acérée. Et ce qui ne faisait que partie du personnage apparaît sous un nouveau jour. Le corps fin, mu par des muscles puissants, agile, fort. Les mains habiles, rapides. La veste, assez épaisse pour dissimuler bien des terreurs dans sa doublure.
Inquiétant oui, ce regard qui erre sur les morts, semble les couver. Même s'il est clair qu'il n'a aucune intention de l'agresser elle, quelqu'un cette nuit connaîtra sûrement une mort violente.
Son regard finit par tomber sur elle.
Sa voix est toujours aussi tranquille, pas de menace à l'horizon, mais il semble ailleurs, ses pensées à mille lieux d'ici.

Tu as besoin que je te raccompagne jusque chez toi?

Il passera voir Terk ensuite, il doit bien avoir quelques contrats à proposer, il a toujours des contrats sous la main. Sel' tue rarement sous la simple pulsion. Disons que sa manière de la canaliser est d'en avoir fait son métier. Et Terk, s'il n'est pas franchement apprécié par la pègre londonienne a tout de même cet avantage de centraliser les demandes "officielles". Oh bien sûr, Sel' ne fait partie d'aucun clan, d'aucun gang, d'aucun association ou organisation. Il officie en électron libre. Et même si parfois, il marche sans vergogne sur les plate-bandes de certains caïds, dans l'ensemble, on le laisse en paix. Sûrement un peu trop dangereux au goût de ceux qui aimeraient lui causer des problèmes.