As I pad on velvet feet... (ouvert)

Quatre pattes de velours sur le parquet. Pas le moindre bruit. Pas un craquement. Seuls le silence, et l'ombre de sa queue touffue qui courait sur le mur. Il n'avait pas de raison particulière d'être sous cette forme. Pas de mission d'espionnage, rien, Milady n'avait pas fait appel à ses services depuis... longtemps. Il aimait simplement ça... Il en avait juste l'habitude. Il allait même jusqu'à dormir sous cette forme, occasionnellement. Harlé se surprenait parfois à penser qu'il était un chat qui se transformait en humain, plutôt qu'un humain qui se changeait en chat. Étrange pensée qu'il chassa d'un mouvement de l'oreille. Il n'avait pas de temps à perdre avec ce genre de réflexions stériles.

Il s'assit au milieu de la pièce et poussa un long miaulement. Pas de réponse ? Il pouvait donc en conclure qu'il avait la pièce pour lui tout seul ? Excellent. Il était venu ici avec l'intention de répéter un peu et il aurait été fâcheux qu'il soit contraint de partager l'espace. Ça n'était pas qu'on manque de place dans la salle de Bal, non. C'était juste qu'il n'aimait pas qu'on empiète sur son territoire... Même si techniquement, c'était celui de Lady Delight, pas le sien.

Le pelage du Maine Coon frémit. La Brume refluait, lentement... Ses membres s'allongèrent, se déformèrent, sa colonne vertébrale se déplaça avec un craquement atroce. Harlé marqua une pause, haletant. Redevenir humain lui faisait toujours atrocement mal. Il sentait ses muscles changer de place, ses nerfs affolés lui envoyaient un million d'informations contradictoires, ses poumons semblaient emplis de feu liquide, ses organes se distordaient, son sang bouillonnait... Mieux valait prendre son temps. Plus on allait vite, et plus c'était désagréable. Il ressemblait à présent à une bizarre hybridation de l'humain et du félin. On aurait pu le comparer à un loup-garou gracile, couvert d'un pelage blond luxuriant... Mis à part les oreilles à l'arrondi plus doux et le museau, court et délicat. Sa queue battait le tempo, repliée à ses côtés, comme un homme impatient frappe le sol du pied de frustration. C'était long ! S'il avait été un tant soit peu un meilleur mage, il aurait certainement pu se retransformer plus vite... Il perdait un temps fou...

Enfin, il se sentit prêt, et acheva sa métamorphose avec un grognement de douleur étouffé. Harlé se redressa et s'épousseta, plus par réflexe que parce qu'il avait réellement la moindre poussière sur lui. Il était temps de passer aux choses sérieuses... Il enleva sa veste et la plia soigneusement, avant de la poser avec ses gants, ses chaussures et ses chaussettes sur une chaise. Là, n'arborant plus qu'une simple chemise blanche et un pantalon noir, pieds nus, il était prêt... Il s'étira, presque langoureusement, et commença à s'échauffer au sol. On avait beau être doué d'une souplesse presque inhumaine, on n'était pas à l'abri d'une blessure si on se jetait dans les exercices sans préparation... Et puis il aimait les échauffements. Sentir son corps s'éveiller peu à peu. Ses muscles fins rouler sous sa peau. Ses articulations répondre à chacun de ses sollicitations. Il aimait ça. Presque autant qu'aller et venir incognito sous la forme d'un énorme chat roux...

Il était venu là pour la musique, la danse et le chant. Seul au beau milieu de la salle de bal, Desiderio avait ouvert les bras et, le visage levé vers le plafond richement décoré, il avait entonné un vieil air de bel canto. Le temps n’avait pas altéré sa voix. La facilité avec laquelle il faisait sortir même les notes les plus aiguës de sa gorge était déroutante. Tel était le pouvoir des castrats. Il s’interrompit au beau milieu d’un couplet et abaissa ses bras le long de son corps. Comme toujours, il s’était vêtu des atours vénitiens : un costume rouge et or, un masque sublimement maquillé, un lourd chapeau de soieries et de perles. Élégant et décadent.

Le temps était loin, où on l’applaudissait pour sa voix et son talent. Desiderio, grandiose chanteur de bel canto, n’existait plus. Il s’était lui-même retiré de la scène. Comme aurait-il pu y rester, après ce qu’il s’était passé ? Comment aurait-il pu supporter d’être adulé alors même qu’il ne pouvait plus se mêler à la foule ? Mais cela lui importait peu, à présent. C’était terminé, et le Desiderio actuel avait oublié sa vie passée, comme si elle appartenait à un autre. À Londres, personne ne le connaissait. On ne voyait en lui qu’un homme extravagant et mystérieux, et c’était tout à fait ce qui lui convenait. Le grain de folie qui s’était immiscé dans son esprit était bien pratique.

Alors qu’il entamait, seul, une valse qui fit miroiter son costume à la lueur des candélabres, Desiderio aperçut au coin de son masque une forme rousse. Il s’interrompit, se dissimula dans les ombres. Un chat. Il aimait les chats. Ravissantes créatures de fourrure, souples, sensuelles, douces et sauvages... Sous le masque, un sourire naquit sur les lèvres de Desiderio. Il songea un instant à se pencher en avant, sortant de l’ombre, et à murmurer quelques mots pour attirer l’animal vers lui, mais une étonnante scène se déroula alors sous ses yeux. Car le chat sembla soudain grandir, puis se déformer au point que Desiderio crut qu’il allait se briser en plusieurs membres. Fasciné, le castrat contempla la lente métamorphose. Les poils qui refluaient, lentement, vers l’intérieur de ses pores. Les oreilles qui se déplaçaient. Les pattes antérieures, qui changeaient d’orientation avec un craquement révoltant. La tête qui, d’un triangle avancé, se modifiait en un ovale plus plat.

Et soudain, le grand Maine Coon ne fut plus un chat, mais un homme. Desiderio étouffa un rire sous son masque. Incroyable ! Extraordinaire ! De tous les prodiges qu’il avait vu depuis qu’il suivait la Dame, celui-ci était probablement le plus étonnant. Il se demanda un instant quoi faire. Intervenir serait certainement très impoli, mais il ne pouvait pas rester dans l’ombre jusqu’à la fin des temps. Et puis, qu’y avait-il d’amusant à rester caché ? Cela ne lui ressemblait pas, de toute façon. Il sortit donc soudain, prenant bien garde à ce que les perles et les bijoux cousus sur son costume étincèlent à la lumière, et fit claquer ses mains gantées l’une contre l’autre.


« Extraordinaire. Magnifique. »


Sa voix, étouffée par le masque, n’en restait pas moins clairement audible. Il s’avança encore, jusqu’à arriver tout près de l’homme-chat, devant lequel il s’inclina.


« Puis-je me permettre de vous demander, monsieur, comment vous accomplissez un tel exploit ? »


Il ne se présenta pas. Desiderio ne se présentait jamais avant son interlocuteur. Question d’habitude : autrefois, il n’avait pas à dire son nom pour être reconnu. Ce n’était plus le cas à présent, mais son esprit avait conservé ce souvenir. L’air était lancé. C’était à l’homme de chanter.

Depuis qu’il suivait la Dame, Desiderio avait eu l’occasion de voir nombre de prodiges. Des mages, des transformations, des monstres, même... Pour lui qui n’était qu’un simple humain, voir des choses extraordinaires se produire sous ses yeux était toujours une expérience fascinante. Il n’avait pas de pouvoir, lui. Il n’était ni capable de se métamorphoser, ni capable de modeler les pensées de ses interlocuteurs à sa guise. Son seul don résidait en sa voix unique ; son apparence ajoutait un charme supplémentaire, mais il n’y avait rien de « magique » dans tout cela. Un sourire naquit sous son masque, mais Harlé ne put jamais le voir. Si Desiderio n’avait jamais vu le jeune homme se changer en chat auparavant, il le connaissait, en revanche. Ils n’avaient pas souvent eu l’occasion de discuter ; c’était sûrement le bon moment.

Avançant encore de quelques pas – et s’arrêtant à distance idéale du candélabre qui pendait au plafond, afin que la lumière tombe exactement sur lui pour illuminer les dorures de son costume – le castrat tendit la main vers l’homme-chat. Il ne pouvait montrer les expressions de son visage : le seul moyen pour lui de faire passer ses émotions, c’était par celui qu’on lui avait appris sur scène. Par les gestes. Sa main resta donc suspendue en l’air, mais elle n’était en aucun cas une invitation donnée au jeune homme de s’approcher plus encore. Juste une façon pour lui de montrer son intérêt soudain pour Harlé. La fausse modestie de l’homme-chat l’amusait au plus haut point. Le plaisir qu’il avait tiré de ces quelques félicitations s’était vu dans son regard – encore un peu félin, ce regard, d’ailleurs.


« Allons, allons, monsieur... » Desiderio appelait toujours « monsieur » quiconque croisait son chemin, même les gens qu’il connaissait. Une vieille habitude... « Les talents que vous possédez me sont bien inconnus. Je dois avouer ne pas être capable de tels prodiges. Je ne suis qu’un homme... »


Il y avait beaucoup d’humilité dans le ton de sa voix. N’importe qui aurait sans doute posé une main compatissante sur son épaule pour le rassurer, lui dire qu’il avait lui aussi les moyens de faire de grandes choses. Ceux qui le connaissaient bien – les Sucreries, uniquement, et pourtant pas toutes – savaient qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Avec Desiderio, les apparences étaient trompeuses. Le masque n’était pas uniquement un objet posé sur son visage. Certains avaient la bonne intelligence de se méfier de lui. Les autres ne croyaient simplement pas qu’il puisse être quelqu’un de mauvais. Il n’avait jamais fait montre d’une quelconque malignité, de toute façon. Mais il était... dérangeant.

À pas lents et mesurés, presque calculés, Desiderio fit le tour du jeune homme, observant avec quelle sublime facilité le corps du chat avait cédé la place à celui de l’humain. Harlé était intéressant. En silence, assis dans un fauteuil, Desiderio avait observé chacune des Sucreries. Toutes avaient un intérêt bien particulier. La Dame n’avait pas fait les choses au hasard, et lui, spectateur, pour une fois, de cette grande pièce de théâtre, savourait avec délectation les délices offerts par cette galerie de personnages tout à fait étonnante. Il avait souvent voulu se retrouver seul avec Harlé. Il avait toujours voulu savoir de quoi il était capable. Et enfin, ils se retrouvaient, au beau milieu de cette salle de bal désertée, et pouvaient librement discuter de ce qui les intéressait.

Desiderio revint face à l’homme-chat et glissa sa main gantée sous son propre menton, donnant l’impression qu’il se plongeait dans d’intenses réflexions. Il n’attendit cependant guère de temps avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.


« Êtes-vous capable de vous changer en autre chose ? En chien ? En oiseau ? Il serait tout à fait extraordinaire pour moi de vous voir vous envoler par une fenêtre. »


Il sourit, et pour marquer ce sourire invisible, fit glisser son index le long de sa joue, partant du coin des lèvres de cire pour remonter vers la pommette. Maniéré, Desiderio ? Bien sûr. C’était ainsi qu’il avait appris à être. Sous le masque, il n’y avait rien. Le masque était tout.