A drink, some rest, chatting, hell it'd be great. [Ouvert]

Quand elle entre, n'allons pas jusqu'à dire que le silence se fait, mais certains marquent un temps d'arrêt. Non pas que sa beauté se fasse à ce point remarquer, mais sa tenue par contre. Ses hautes bottes noires, ses cuisses moulées dans un vieux pantalon de cuir marron, le gilet un peu plus foncé passé sur une chemise blanche, qui ne dissimulent en rien ses atouts féminins, la veste cintrée pour le moment largement ouverte à ses épaules. Voilà qui habillerait tout à fait banalement un homme. Mais entre ces formes que l'on est peu habitués à voir de cette manière, ses longues boucles brunes qui tombent paresseusement sur ses épaules, oui, il y a de quoi rater un clignement de paupières sous l'effet de la surprise.

Une Guiness pour la dame, patron.

Une voix chaude, grave, aux accents exotiques, qui pourrait véhiculer merveilles d'intonations, mais pour l'instant charrie surtout lassitude et besoin de se détendre. Elle désigne d'un geste de la main la table qu'elle va occuper.

Enfin assise, enfin plus personne pour lui poser mille questions sur la position d'un tapis ou le nombre de fourchette à déposer là. Encore une de ces idées enthousiasmantes quand on les a et que l'on regrette de plus en plus à mesure qu'on les concrétise.

Un immense soupir tandis qu'elle s'étend artistement, ses longues jambes dépliées sous la table, chevilles croisées, adossée autant au mur qu'à la chaise. Les cris d'orfraie qui s'élèveraient si elle avait le malheur de se tenir comme ça en "bonne compagnie". Bientôt, une bière, une Guiness, bien une des rares choses en provenance de l'île rocheuse de ses origines qui lui plaise un tant soit peu. Un peu plus de dix ans qu'elle n'a pas pu en boire, déjà deux semaines qu'elle est rentrée et elle n'avait pas encore eu le temps de s'accorder ce plaisir là.

Quelle idée, mais quelle idée. Ça paraissait formidable dans la tranquillité de son salon, un très bon moyen de se faire connaître, de rencontrer ses nouveaux compatriotes, et de voir qui serait intéressé par elle ou non, que ce soit en bien ou en mal. Maintenant que les invitations sont envoyées et que la rumeur court, impossible de se dédire. Mais quel travail harassant, entre les ouvriers qui ne restent que relativement fiables, les imprévus de dernière minute et tous ces détails absolument indispensables qui ne pourront absolument pas être prêts pour le jour J. Et ne parlons surtout pas des âpres négociations à l'hôtel de ville. "C'est quelque chose qui ne se fait pas Lady Everdinne, pour la simple raison que personne ne l'a jamais fait." Stupide, quitte à ne pas être en accord avec ses visées, autant opposer un minimum d'argumentation.

Enfin, n'y pensons plus, l'heure est à la détente. Son regard gris erre sur la salle, détaille autant les volutes de fumée qui s'élèvent dans la pièce - à croire que le fog est venu boire un coup - que la clientèle, ça complote, ça argumente, ça se chamaille, ça danse, et ça boit. Exactement ce qu'il lui faut, rien de tel que l'agitation des autres pour apprécier sa propre tranquillité.

Et ce pauvre Eliott qu'elle délaisse honteusement avec tout ça...

Plongée dans ses pensées, elle n'a tout d'abord pas prêté garde à ce regard. Puis c'est l'arrivée de cette Guiness tant attendue qui en a détourné son attention.

Elle rit, un rire de gorge d'une chaleur certainement capable de retourner certaines tripes, en tout cas celles du patron, qui ne s'attendait pas à telle réaction après lui avoir fait remarquer qu'on n'en voyait pas souvent des comme elle, encore moins qui commandent ce genre de boisson.

Ne serait-ce qu'humer l'arôme si particulier de cette bière allume la gourmandise, tant à ses yeux qu'à ses lèvres. Et quel soupir après cette première gorgée, elle en frémirait presque, plaisir, délassement, exactement ce dont elle a besoin en cet instant.

Savourer, la mousse fraîche, la force, tandis que ses yeux reprennent leur promenade sur l'agitation ambiante.
Elle capte alors cette attention, soutenue, insistante, et quand leurs regards accrochent, gris sur bleu, bleu contre gris, un éclair, une page de livre qui se dévoile. S'offenser? Se lever? Partir? Voilà qui ne peut que la faire rire derechef.

En tout cas se lève-t-elle, se glisse-t-elle entre les tables, main levée haute pour éviter de renverser ce breuvage si précieux à ses yeux.

Alors qu'elle passe près de la table déjà fort garnie, l'interruption ne se fait pas attendre. L'un d'entre eux, certainement déjà trop soul, se permet ce qui ne surprendra certainement pas. Une main d'homme claque sur cette croupe trop ouvertement voluptueuse.

Et comme il le découvrira très bientôt, l'Indomptable porte fort bien ce sobriquet.

Hum... Curieuse manière de me saluer dites-moi. Comment t'appelles-tu, mon chou?

La lassitude s'est envolée, remplacée par la suavité dans cette voix ronde et déliée. Et si tous les convives de la table restent ahuris par cette réaction pour le moins inattendue, certains autour se taisent également. Car sa voix porte sans avoir besoin d'être haussée.

Euh... j'm'appelle John, et toi, poupée, c'est quoi ton petit nom?

Un pas, puis deux, pour couvrir l'infime distance qui la sépare de ce malotru.

Hmm... John... voyez-vous ça... Je suis sûre que tu as soif.... John...

La bouche du-dit John s'entrouvre pour répondre, alors que, sacrifiant à regret son verre encore bien rempli, elle le gratifie d'une douche de cette bière brune.

Sa voix s'élève alors, aux accents chantants de raillerie, claque comme le délicat fouet qu'elle est en cet instant.

Johnny was a sailor, Johnny was a queen. He loved to play the double crossed game... Ou tout du moins, c'est ce qu'on dira de toi, John, si tu as le malheur de reposer la main sur moi. J'espère que nous nous sommes bien compris, hmmm?

Elle se redresse sous les éclats de rires et les sifflets provoqués autant par l'air totalement éberlué du-dit John que par les quantités d'alcool déjà consommées.

Patron, mon verre est vide, et John meurt d'envie de m'en payer un en tout bien tout honneur.

Cette fois la table désignée est celle de l'homme au regard bleu. Elle vient s'asseoir en face de lui, et en guise de présentations, sourit et dit :

Si vous avez soif, je suis certaine que John se fera un plaisir de vous payer un verre à vous aussi.

Un hochement de tête qui fait rebondir quelques boucles brunes. Désobligeant, peut-être, ennuyeux tout du moins. L'isolement dû à son retour très récent, et certainement à ses façons trop inhabituelles ou choquantes, ne la pousse pas à toujours apprécier la solitude.

Pas la moindre roseur ne se profile sur la fine ligne de ses pommettes mouchetées de très légères taches de rousseur, trop claires pour être vues de loin. S'il en est une qu'on ne compte pas au nombre des timides, c'est bien elle. Et si elle ne dit rien, le manque d'inspiration ne saurait être en cause.
Certains silences, ceux que l'on choisit, peuvent être tout aussi passionnants que les plus enlevées des conversations, tout aussi reposants que les plus doux murmures et bien plus intéressants que maintes politesses.

Et que dire de ce regard si ce n'est qu'elle apprécie grandement de ne pas y percevoir la question fatidique : "Est-elle une démone, cherche-t-elle à dévorer mon âme?". Inquiétude qu'elle a lu pendant dix ans dans tous les regards qui se posaient sur le sien, ou presque. Si les pavés de Londres ne sont pas tout à fait à son goût, tout du moins est-il agréable d'être en un pays où les superstitions sont différentes.

Inutile de se demander qui il est, elle finira certainement par le savoir. Et réciproquement.

Mais les silences sont bien plus fragiles que les mots et se brisent bien trop facilement.
Et en l'occurence, le patron viendra s'interposer sans réellement le savoir dans cet assaut commun d'impolitesse muette.

De ce verre-ci, si quelqu'un a le malheur de lui faire perdre ne serait-ce que quelques gouttes, il le regrettera amèrement. Et si dans ses yeux, dans le pli de ses lèvres, la gourmandise réapparaît, elle n'est en rien destinée à son futur interlocuteur. Elle prend le temps nécessaire à savourer cette deuxième première gorgée, chassant la mousse égarée sur sa bouche du bout des doigts.

Aucune envie de réprimer le soupir de satisfaction à faire frémir qui lui échappe, elle ferme un instant les yeux.
Et tandis qu'elle les rouvre, et repose son verre sur la table, ils reviennent détailler l'homme qui lui fait face. Elle tend une main aux doigts fins, déliés, enrobés d'un mince gant de soie grise. Et là encore, contrevient aux bonnes manières, le geste n'est pas destiné à se terminer en baise-main guindé main en une poigne franche.

Eileen Everdinne.

Son sourire passe d'abord dans ses yeux, allumant un instant leur grisaille avant de venir se poser sur ses lèvres.

La pointe de sècheresse et la simplicité de ses vêtements ne trouvent aucun écho dans sa personne. Posture détendue, gestes pleins d'une sensualité qui n'est qu'à demi consciente, timbre de voix riche et grave, jusqu'à son visage expressif où s'affiche une part de ses complexités, rehaussé par ces yeux qui semblent le lire, si ce n'est en profondeur, tout du moins sur la surface, sans la moindre gène.

La main fût serrée d'une poigne ferme et énergique, sans être brusque. Une poignée de main simplement authentique.
Au nom énoncé, un sourire. Qui aurait pu dire qu'elle avait parfaitement entendu le nom que sa voix silencieuse avait formulé, et ajouter qu'elle respecterait cette volonté de dissimulation. Mais ce ne fût qu'un sourire.

Peter, un plaisir de faire votre rencontre.

Encore ce regard, ses sourcils imperceptiblement froncés.

Puis son visage s'incline légèrement, ses doigts s'enroulent autour de son verre, qui dépose sa buée sur son gant, tachant la soie de manière certainement irrémédiable sans qu'elle ne s'en soucie.

Elle tourne la tête vers la salle enfumée, pour une observation pensive.

Nulle gène, ni montrée, ni éprouvée. Si elle offre l'impression de réfléchir, en réalité, elle se détourne de ce livre dont les pages se tournent les unes après les autres. Trop lasse de sa journée pour parvenir à empêcher la Brume de se déchirer pour elle, trop préoccupée par tous ces stupides petits détails d'organisation pour parvenir à faire abstraction de ce qu'elle voit dans ce regard.
Or, si elle est capable de s'emporter et de ne pas toujours songer à autrui, elle est tout aussi apte à respecter qui lui fait face. Sa curiosité, elle ne l'étanche pas en volant ni en violant les pensées qui l'entourent.

Ces songeries la font frissonner légèrement, et le regard qui revient se poser sur cet interlocuteur presque muet s'est assombri.
Fort heureusement, en elle, ce genre d'émotions passent et trépassent en un battement de coeur.

Ses lèvres s'entrouvrent pour parler, et, tandis qu'elle réfléchit à la formulation de sa pensée, la pointe de sa langue vient passer sur ses dents. Dans sa voix posée et tranquille, l'on distingue parfaitement cet accent, ce léger décalage dans les intonations, la musicalité bien particulière de l'étranger.

L'irréel est souvent bien plus palpable que la réalité aux yeux de l'esprit.

Elle prend le temps d'une gorgée, de la savourer, avant de poursuivre. De sa main libre, ses doigts s'élèvent, tracent une spirale en un geste étrangement élégant, là où il pourrait servir à simplement dévisser un bouchon, il semble avoir une certaine signification.

Les deux sont parfois si étroitement mêlés... C'est de l'incapacité de les discerner l'un de l'autre que nait la déraison, et de l'impossibilité de revenir au tangible après l'intangible que vient la folie.

Les inflexions de sa voix ne montrent qu'une volonté d'offrir un point de vue différent, et non une vérité suprême, d'ouvrir la discussion et non d'imposer ses mots.
Comme bien souvent, elle a préféré dédaigner les oiseux sujets de conversation que seuls deux inconnus sont capables de trouver, et de rendre terriblement ennuyeux. Peut-être sera-t-il assez au goût de celui qui lui fait face pour lui délier quelque peu la langue.

Coude appuyé sur la table, son menton vient se poser dans sa paume, ses doigts effleurer ses lèvres. Manière semi consciente de détourner l'attention d'un malaise passager.

Elle a recommencé, une fois de plus, trop embrouillée pour démêler ce qu'elle entend de ce qu'elle voit. Si elle ne fait pas plus attention...

Un frisson glacial la traverse. Et si elle ne s'était résolue à quitter sa patrie d'adoption que pour se faire accuser de sorcellerie? Pour se retrouver plus enfermée encore qu'elle ne l'est déjà, dans le symbole de l'ignominie la plus noire?
Non, non, il faut qu'elle prenne garde, qu'elle se réprime, faire de son mieux, toujours. Tant pis.
Tant pis pour cette détente vraie, sans arrière pensée, sans méfiance, qu'elle recherche presque désespérément depuis qu'elle est arrivée ici. Tant pis pour ce poids qui pèse imperceptiblement et pourtant si lourdement sur sa poitrine. Tant pis pour Eileen, l'authentique, elle doit rester dissimulée autant que possible derrière une façade qui atténuera, qui étouffera.
Elle est incapable d'agir selon la plus stricte morale, elle le sait parfaitement et ne s'y essayera pas, mais elle doit être forte, encore, toujours. Forte et seule.

Les émotions se sont succédées sur son visage, livre ouvert sur son être qu'elle ne parviendra sûrement jamais à refermer. Encore aurait-il fallu qu'elle le veuille. Inquiétude, amertume, et pour terminer, la résignation.

Ce n'est que quand elle le voit détourner les yeux qu'elle réalise qu'il a parlé. Et qu'elle voit qu'à laisser les mots s'envoler sans y réfléchir, elle a créé pour tous deux une situation à l'opposé total de ce qu'elle désirait.

Et elle, malgré la promesse qu'elle vient de se faire, se laisse guider par une impulsion si simple. Son menton perd son appui, et ses doigts viennent se poser avec légèreté sur le bras de celui qui lui fait face. Le temps nécessaire à capter son attention. La douceur dans sa voix n'est réservée qu'à des moments de réelle intimité et non à un inconnu croisé dans un pub enfumé, aussi, pour compenser, ses inflexions se font plus graves, quelque peu voilées.

Je suis désolée, Peter. A force d'éviter les discussions stériles sur le brouillard, le temps qu'il peut bien faire au-dessus, et les derniers cancans, j'oublie que trop de sérieux dans une conversation l'empêche souvent d'être détendue.

Elle pousse un léger soupir et son menton retrouve son étai.

Sincèrement désolée.

S'il n'a pas réagi, il l'a remarqué, elle l'a vu dans ses yeux. Elle l'a lu. Peut-être n'y pensera-t-il plus, espérons-le. Ce genre d'étourderies pourraient lui attirer foule d'ennuis. Chose qu'elle a déjà en très grande quantité, nul besoin d'en rajouter. Mais si elle tient toujours les promesses faites à autrui, il est loin d'en être de même pour celles formulés au creux de son esprit.

Un sourire derrière ses doigts. Un sourire qui chasse les ruminations, un sourire plein, qui allume la beauté dans la brume de ses yeux.

Et je vais me trouver bien en peine d'alléger l'atmosphère. A moins que vous ne m'y aidiez.

A l'amusement du soupir, le pétillement des yeux gris se fait l'écho.

Alors aidons-nous l'un l'autre, plutôt que d'être deux pauvres hères solitaires. J'ai l'impression que comme beaucoup ici, nous ne cherchons tous deux qu'un moment de délassement avant de se voir obligés de replonger tête la première dans l'agitation trop frénétique du quotidien.

Son sourire ne quitte pas ses lèvres, elle regarde cet homme qui l'intrigue. Tant de froideur et pourtant, il a l'air parfaitement capable de se laisser emporter par la violence de certaines émotions. Étrange.
Comment font-ils, tous, pour supporter de se barricader ainsi, comment fera-t-elle, elle, pour offrir un simulacre de façade à ce monde étranger qui l'entoure. Elle a beau y être née, y avoir vécu, elle se sent tellement décalée. Dire que là-bas, chez elle, elle n'était qu'une élève, oh, pleine de bonne volonté, bien sûr, mais si enfermée dans la turbulence de ses pensées qu'elle était incapable de les voir. Et la voilà subitement éborgnée au pays des aveugles. Comment va-t-elle pouvoir s'adapter à cette nouvelle donne sans se perdre.

Puis soudain, après ce silence pensif, qui est passé sans qu'elle ne détourne les yeux, la voilà qui ne peut s'empêcher d'éclater de rire. Un rire si chaud, si naturel, que, pendant un instant, alors qu'elle s'y laisse aller, il en deviendrait presque enivrant pour qui serait sensible à cette volupté impétueuse.

Peter, pardonnez-moi.

Elle s'empare d'une de ses mains, sans même y songer, sans même se demander si cela ne risque pas de le mettre mal à l'aise. Ses yeux brillent de cet amusement impromptu qui l'a envahie.

Excusez-moi, surtout ne vous vexez pas, je ne suis absolument pas en train de me moquer de vous.

Cette main emprisonnée, elle la porte à ses lèvres, encore ourlées de sourire, qui en effleurent à peine les doigts. Puis elle incline légèrement la tête, et élève ces doigts embrassés jusqu'à son front, frôlement aérien. Geste qu'elle a appris il y a plusieurs années maintenant, qui lui avait paru si étrange sur le coup, et pourtant si juste pour exprimer le respect que l'on a. Geste si souvent réitéré qu'il en est presque instinctif maintenant pour elle.

A vrai dire, si moquerie il y avait, c'était plutôt à mon encontre.

Elle repose cette main qu'elle tient entre les siennes, la presse à peine, avant d'enfin la libérer. Souriant, toujours. Un sourire si franc, qui creuse une minuscule fossette dans sa joue, allume des remous si vivants dans les bancs de nuages qui peuplent ses yeux.
Elle secoue la tête et quelques boucles brunes se libèrent de leur attache pour venir danser sur son visage. Elle doit avoir l'air beaucoup plus jeune lorsqu'ils sont laissés libres, sans plus cette vague allure de noble Lady affranchie qu'elle se doit, à son grand malheur, de conserver en public.
Son dos revient s'appuyer contre le dossier de la chaise, et ses doigts s'agitent à peine, brassent gracieusement l'air. Ah, coup paresseux d'une queue féline pour signifier l'idiotie d'une pensée.

J'ai beau être née ici, je ne suis revenue qu'il y a peu de temps et je m'y sens complètement perdue. J'ai eu exactement le même sentiment quand je suis arrivée à Mumbai, enfin, Bombay, comme elle est appelée par les britanniques. Et je parviens tout de même à m'étonner que Londres et ses habitants puissent me paraître si étrangers.

Elle prend le temps d'un peu de silence pour considérer cette réponse, le temps d'une gorgée à son verre.

Une magie bien sombre, de mon avis. Je ne sais si j'ai l'envie ni de vivre, ni de rêver ici.

Elle s'interrompt pour un sourire qui affiche une pointe d'amertume.

Cela dit, je n'ai pas de choix acceptable en la matière pour le moment.

Elle se prend à songer à cette ville. Intrigante, certes. Et qu'elle aurait découverte avec certainement beaucoup de plaisir si elle avait décidé en son âme et conscience d'y revenir. Mais ce n'est que son devoir qui l'a poussée jusqu'ici, et non une envie quelconque. La chaleur des Indes lui manque, les marchés, les sourires. Ici, tout est sombre, terne, et l'on y trouve la même misère. Qui se double d'une pauvreté intérieure presque effrayante chez certains.

Un soupir, et son regard se détourne pour aller se poser sur la salle si pleine. Un vague sourire, un peu triste, joue sur ses lèvres, tandis que sa main passe dans ses cheveux. La solitude, l'isolement même, est ce qui est le plus difficile à supporter. Même ici, au milieu de tant de gens, même avec cet homme en face d'elle qui lui offre une discussion tout à fait intéressante, elle se sent seule.
Ses doigts trouvent l'attache du lacet qui retient ses cheveux. Comment même songer à prendre un amant en cette ville qui verrait cela d'un mauvais œil. Le lien est défait et ses souples boucles brunes tombent sur ses épaules, enfin libérées.
Et bien qu'elle ne se soucie que peu des rumeurs qui pourraient courir sur son compte, comment pourrait-elle songer à se rapprocher de quelqu'un à qui elle ne saurait laisser voir ne serait-ce que ses mains sans lui faire une confiance particulièrement forte.
Un geste alors qu'elle revient poser son regard sur ce Dejuan. Peter. Elle met un peu d'ordre dans sa coiffure qui n'en est plus vraiment une, une raie de côté. Ses cheveux qui viennent friser en amples boucles autour de son visage, le voilent en partie, sont moins épais qu'ils n'en ont l'air.

Ils lui ôtent décidément cet air de Lady, ramènent à la surface cette authenticité dont elle ne se défait que si rarement, et cette énergie féline, cette volupté exotique, qui font partie intégrante de sa personne.

Elle le détaille du regard avec aussi peu de gène que lui en manifeste. Inhabituelle apparence, ces yeux bleus ont quelque chose d'attirant. Ce paradoxe de glace et de feu. Elle ne peut pas croire un seul instant que la froideur de son apparence est l'entièreté de sa personnalité. Cette colère qui s'échappe de lui, si perceptible dans ce qu'elle lit dans son regard, c'est quelque chose qui pourrait la fasciner.

Elle acquiesce à ses dires.

Bien loin oui, autant en distance qu'en vies, rêves et magies. C'est feu mon époux qui m'a menée jusque là-bas. Les affaires de sa famille requéraient sa présence. Et pour tout vous dire, je n'avais rien ici qui ne me retenait au point de ne pas profiter de cette occasion qui s'offrait à moi.

Alors qu'elle s'apprêtait à répondre à cette demande informulée, elle se fige un bref instant.

La v... L'avez-vous déjà vue, la magnifique Bombay?

Ouf, la gaffe a été rattrapée, de justesse. La vérité ressemble à ce tableau, oui, mais ce n'est qu'un pan de ce qu'elle est.

A sa première question, elle esquisse un sourire étrange qui dit tout et rien à la fois. La presqu'indifférence qu'elle a porté à la raison de son départ, la difficulté de s'y résoudre. Les larmes qui ont gonflé sa gorge à voir cette terre si chèreà son cœur s'éloigner de ses yeux, le plaisir bien présent face au renouvellement. La tristesse de quitter ce qu'elle connait et le plaisir de la nouveauté.

L'envie n'est malheureusement pas le moteur principal de la vie. Je n'ai pas trouvé de raison assez juste pour rester là-bas après la mort de Lord Everdinne. Je me devais au moins de revenir pour qu'il puisse bénéficier de funérailles chrétiennes et rejoigne ses parents dans le caveau familial. Et puis...

Elle pousse un soupir, s'interrompt pour encore le regarder. Comment évoquer le Dharma et le Gârhastya, la nécessité de se plier à ses devoirs pour ne pas provoquer de déséquilibre, et cette étape de la vie qui implique une vie active et mondaine, une famille, d'avoir des enfants.

A cette pensée, elle se mord la lèvre, et pour un très bref instant, son visage ne devient qu'un abîme de douleur et de tristesse ravageuse. Pour quelques secondes, elle perd sa superbe et sa force et devient une femme d'une fragilité extrême, que l'on se doit de protéger et d'enlacer doucement.
Pour reprendre contenance, elle boit encore, vide son verre. Puis s'essuie les lèvres du bout des doigts, s'ébroue légèrement.
Elle ne l'a quitté des yeux qu'un petit moment, et ils reviennent s'ancrer sur lui, brume nuageuse qui vient se poser au fond de deux lacs d'hiver. Elle semble chercher quelque chose, une bouée peut-être, pour ne pas se noyer. Comment va-t-elle faire ici pour ne pas retomber dans ce désespoir immonde? Qui va venir lui taper sur l'épaule pour lui dire de remonter à la surface? Quand? Quand serait-elle enfin libérée de cette maudite douleur qui même après toutes ces années revenait lui fouailler les entrailles sans crier gare?

Elle esquisse un sourire d'excuses pour cette réaction stupide et certainement inexplicable vue de l'extérieur.

Il est vrai que les livres et les images ne savent pas transmettre comme il se doit la beauté et la laideur d'un lieu. Et Bombay, tout comme les Indes en général, méritent bien plus que de simples représentations.

Elle reprend sa main, avec comme une supplique dans le regard, tout du moins un demande insistante. Elle presse ses doigts entre les siens un bref instant, avant de les relâcher.

Voudriez-vous me parler de Londres et de l'Angleterre, Peter? Je vous parlerai de Bombay et des Indes en retour.

Elle avait écouté, une des choses qu'elle préfère, écouter, regarder, s'imprégner de la personne qui lui fait face. Quoi que son interlocuteur renvoie, ça a toujours eu le don d'apaiser ses propres remous intérieurs. Il arrive que ce qui est dit ne l'intéresse pas, et c'est chose bien rare.

Et plutôt que de poser les questions qui lui viennent à l'esprit, elle les remise, les remet à plus tard, cet homme là n'a pas l'air de faire quoi que ce soit sans qu'il y ait un échange. Soit, ce n'est pas quelque chose qui la dérange, échange il y aura.

Elle prend tout de même le temps de plonger une main à l'intérieur de son manteau pour en tirer une petite boîte. Des bidies, petites cigarettes de tabac auxquelles des feuilles d'eucalyptus ont été mêlées. Elle en propose une à Dejuan, Peter, bien qu'aucun des anglais qu'elle ai jamais croisé n'ai fait autre chose que la regarder de travers lorsqu'elle leur a offert un de ces petits plaisirs.

Fumer, une activité d'homme, mais n'est-elle pas veuve à présent? Censée remplacer l'homme pour maintenir les activités de la famille à flots. Jusqu'au jour où elle devra se remarier. Elle espère qu'il ne viendra jamais. La manière dont s'est déroulée sa première union ne lui a laissé qu'un goût amer, quelques années à peine de bonheur pour bien plus d'aigreur et de douleur. Non, ça ne fait certainement pas partie de ses projets, quitte à être seule, autant s'éviter un poids de plus sur les épaules.

Une allumette pour embraser l'extrémité de cette cigarette, qu'elle tend à Peter s'il a accepté d'en prendre une, et qu'elle laisse tomber dans son verre vide.

Bombay. Il y a tant de choses à en dire. J'y ai passé dix années de ma vie et pourtant, je suis loin de la connaître entièrement. Le quartier colonnial a quelque chose d'étrange à vrai dire. Il est habité surtout par des anglais, qui ont tenté d'y amener tout ce qu'ils possèdent de victorien, et pourtant, jamais vous ne verriez de telles maisons à Londres. Ils sont pourtant persuadés d'être restés de purs britanniques. J'ai toujours été étonnée de les voir accueillir certains traits des Indes sans même le réaliser, et d'en repousser d'autres qui pourtant méritent toute leur attention.

Un sourire, alors qu'elle recrache une bouffée de fumée, ajoutant au nuage qui plane déjà sur les lieux.

Cela dit, je dois vous avouer que je ne les ai que très peu côtoyés, e dehors des moments où la nécessité faisait loi. Ils avaient l'air de devoir être plus rigides encore, étant donné l'éloignement d'avec leur patrie.

Elle reste silencieuse un instant, songeuse, la tête et les yeux pleins de souvenirs de son pays, qu'elle ne reverra peut-être jamais.

Un des endroits que je préférais à Bombay était le marché. Un dédale immense de venelles et de passages, des étals à n'en plus finir, j'avais toujours la sensation que je n'aurais pas assez d'une vie pour tous les voir. Les riches côtoyaient les pauvres là-bas, certaines boutiques étaient très luxueusement décorées et proposaient à prix d'or des marchandises dignes d'attirer le colonialiste, et juste à côté, on pouvait trouver une vieille femme qui vendait des bijoux ou des porte-bonheur à même le sol.
Quelqu'un m'a dit une fois, que l'orient et l'occident privilégiaient la richesse. Et si l'occident a choisi la richesse matérielle, l'orient a jeté son dévolu sur la richesse spirituelle. La pauvreté là-bas est omniprésente, mais les esprits de tous sont si sublimes de leur culture, de leurs croyances, de leur spiritualité, je ne m'en suis jamais lassée.
Je n'ai jamais vu une seule rue vide, il y a toujours de l'animation, de la foule, du bruit, des odeurs, c'est assez déroutant parfois, et il est des jours où il fait meilleur rester chez soi que d'affronter ça.
Mais s'il devait être une seule chose que je doive retenir de ce pays, c'est qu'on n'y est jamais seul. Un inconnu n'hésitera pas à vous aborder pour vous parler de quelque chose qui lui est venu à l'esprit, et si vous posez une question, elle restera rarement sans réponse.

Elle pousse un long soupir, ses yeux toujours posés sur son interlocuteur.

C'est ce qui me manque le plus, déjà.

Puis, une pensée en chassant une autre, elle sourit de nouveau.

Je crois que j'apprécierais de vous montrer Bombay si l'occasion se présentait. Pourquoi n'avez-vous jamais quitté Londres? Vous avez des obligations qui vous y retiennent?