A friendly place [Matthew Earwicker]

Sans attendre, Seleire rejoint le fond de l'impasse pour y ouvrir la toute dernière porte sur la droite. Rien de particulier ne distingue cette maison des autres, et à vrai dire, on peut se demander comment il compte y trouver la meilleure table de Londres. Il a la clé en tout cas, et la porte tourne sur ses gonds sans émettre le moindre couinement.

Elle s'ouvre sur un endroit qu'on n'attendrait pas dans ce quartier tout à fait modeste. Rien de luxueux non, si ce n'est l'espace. L'entrée est vaste, éclairée en sourdine, et même si le vieux carrelage est fendillé par endroits et porte des éclats, il est parfaitement propre. Le long d'un mur, une bonne douzaine de porte-manteaux placés à différentes hauteurs, et tous sont chargés. Un manteau, une cape, une veste, une écharpe, de toutes les couleurs, de toutes les tailles, même si plus de la moitié d'entre eux sont clairement ceux d'enfants. En dessous trônent les chaussures qui vont avec, allant des gros godillots aux tout petits escarpins de petite fille.

Juste à côté, un escalier à la rampe lustrée, aux marches couvertes d'un tapis qui a dû être rouge à une époque mais est aujourd'hui d'un marron passé. Et pourtant, tout aussi propre que le sol.

Sel' ne déroge pas à la règle, il se dirige vers les porte-manteaux après avoir refermé la porte derrière le petit matelot des pavés qu'il a à la traîne, et y accroche son par-dessus. Ses bottes sont retirées également, et il en profite pour se mettre à l'aise et ouvrir gilet et chemise. Vu l'heure avancée, tout le monde dort, mais il ne prendra pas le risque de se faire attraper à passer outre les règles imposées par la maîtresse des lieux.

Un clin d'œil au gamin et d'un geste il lui désigne l'arche basse derrière laquelle s'ouvre une grande cuisine, chaleureuse, pourvue d'une longue table flanquée de bancs déjà érodés par l'usage.

Assied-toi, on me laisse toujours quelque chose au chaud, il y aura largement de quoi manger pour deux.

Ses allures de bourgeois plus qu'aisé ont laissé place à un homme du commun, tout à fait détendu dans cet endroit accueillant, qui a tout l'air d'abriter une petite tribu.

Chez moi, ouaip. Enfin disons que je me fais très gentiment héberger.

Tourné vers les fourneaux, il soulève un ou deux couvercles, avant de dénicher une soupe épaisse qui tiendrait presque du ragoût, et dont l'arôme est absolument délicieux. Il attrape deux gamelles qu'il remplit d'un geste preste.

Le Shelter ça s'appelle. C'est chez Emily Leicester, et chez toute la tripotée de mômes qu'elle recueille.

Des couverts à côté de l'assiette creuse fumante, et il s'occupe de découper quelques tranches de pain. Au moment de s'asseoir, il lève un doigt. Quelque chose d'oublié, il dévoile une motte de beurre déjà largement entamée, et les restes encore conséquents d'un gros morceau de fromage.

Et voilà ! Bon app', gamin.

Il s'attaque à sa propre assiette avec un enthousiasme non feint, et c'est un long silence très occupé qui plane pendant ce temps. Puis, interrompant sa dégustation, il se coupe un morceau de fromage et regarde le petit rouquin.

A chaque fois que t'as faim, ou juste envie de venir traîner, tu peux venir frapper. Bon, j'dis pas, je serai sûrement pas là dans l'ensemble, mais les gamins devraient te plaire j'pense. Fais juste attention à pas te faire attraper par Emy, elle te laissera plus partir.

Un grand sourire pour ponctuer sa dernière phrase, c'est exagéré, bien sûr, mais il connait bien la tendance de la vieille femme à prendre soin de tous les enfants qui passent à portée de sa main. Adorable grand-mère, même ses manies et ses règles le font sourire après ces quelques années.

Alors, t'as un toit à mettre au-dessus de ta tête?

Question indiscrète, mais qui mérite d'être posée tout de même. Après tout, il se peut très bien que ce gamin là vive dans la rue, sans personne pour s'occuper de lui. C'était le cas de certains des petits qui vivent ici à présent.