Stiff night [Tewa]

Elle était venue enveloppée d'un châle, grise silhouette effilochée aux entournures, couleur de perle et de grisaille citadine, et de fait, elle était les deux . Tewa l'avait examinée, lui avait confié son inquiétude, étant donné l'état avancé de sa grossesse, et lui avait déconseillé de tenter une renonciation immédiate au fruit de ses gambades nocturnes . Mieux valait attendre paisiblement le terme, et trouver à placer le nouveau-né, cela lui épargnerait de grandes souffrances et peut-être une hémorragie fatale . La mort planait sur les moindres interventions chirurgicales en ces temps de développement hasardeux de la médecine, et classer ce qu'il pratiquait parmi les moindres eût été pure mauvaise foi, il ne se le cachait pas . Elle était partie très dignement, refusant d'un regard détourné l'abri qu'il lui offrait pour la fin de sa période pénible et le secours qu'il pouvait lui apporter pour trouver une famille de remplacement . Elle n'avait plus rien à faire avec Tewa, puisqu'il n'avait pas su l'aider . Le guérisseur indien l'avait regardée passer la porte, interdit . Elle ne lui avait pas même donné son nom, comme une vraie désespérée .

Quelques minutes plus tard, il avait effacé ses peintures rituelles noires et blanches et courait au long des rues de son pas long, souple et semblable à celui des loups, sans s'essouffler, mais en s'interrompant fréquemment pour demander aux passants s'ils avaient aperçu la lady couleur de perle . Il traversa les quartiers populaires comme une flèche, et arriva en vue du pont qui conduisait à des cieux meilleurs, quoique la bruine ne se montrât que rarement plus clémente d'une rive à l'autre du fleuve . Il n'avait qu'une pensée à l'esprit : cette femme ne rentrait pas chez elle . Cette femme cherchait un secours plus miraculeux que le sien n'avait su l'être, et le sombre Paradoxe risquait de l'emporter dans ses tourbillons . C'est en arrivant en vue du pont qu'il la retrouva, silhouette enveloppée d'un châle, vacillante au loin sur la pierre du rebord, une même couleur, comme si ces deux éléments étaient incapables de jamais se dissocier . Et l'univers parut perdre de sa logique lorsqu'elle s'en détacha pourtant, et commença à tomber vers le fleuve . Avant qu'elle n'eût touché l'eau, Tewa s'était remis à courir . Il enjamba la balustrade si vite qu'il ne prit pas même le temps de vérifier ce qu'il y avait au-dessous, et sa jambe alors qu'il traversait brutalement la surface froide heurta à pleine vitesse la dernière marche d'un escalier de pierre qui s'enfonçait dans les profondeurs indiscernables de la Tamise . Sa bouche s'ouvrit sur une exclamation silencieuse de surprise et de douleur, à l'instant même où il entrait dans l'eau, qui chercha à pénétrer dans ses poumons, comme si une victime consentante ne lui suffisait pas ...

Il eut le sentiment que l'os de sa cuisse se brisait, mais parvint à remonter à la surface et commença à nager sans trop de difficultés ; néanmoins il s'en voulait de s'être blessé, et aurait voulu qu'une personne en pleine possession de ses moyens pût lui apporter son aide pour traîner la lady jusqu'au bord, ou à l'embarcation la plus proche le cas échéant, lorsqu'il parviendrait à la rejoindre . Cependant, emportée par le poids de ses jupons qui s'étaient immédiatement gorgés d'eau grise, la pauvre femme s'engloutissait avec la rapidité d'une statue, tandis que le courant la roulait en direction de l'estuaire, et du ténébreux néant qui s'étendait à perte de vue au-delà . Tewa prit une grande respiration et plongea, au jugé dans sa direction, mais sachant bien que dans cette eau sale il pouvait mettre plus de temps à la localiser qu'elle n'en mettrait à suffoquer . Il lui semblait entendre battre à ses oreilles le coeur de l'enfant dont elle ne voulait pas, et qu'il aurait peut-être lui-même gardée à ses côtés . Puis ce bruit de battement s'intensifia et il éprouva l'imminence d'une menace qui le glaça, éveillant de sourds élancements dans sa jambe blessée . Il revint reprendre un peu de souffle à la surface, tétanisé par l'urgence mais décidé à voir ce qui provoquait ce son irréel . Un grand bateau-lavoir, comme il en erre sur les fleuves importants et bordés d'habitations prolétariennes, trancha soudainement son champ de vision . Il n'eut que le temps d'échapper à l'étrave qui laissait l'eau à l'état de mousse blanche et déchiquetée .

Devant ses yeux, comme au ralenti, les pales qui propulsaient la péniche battaient l'eau avec une régularité sinistre, comme celles d'un moulin . La mousse blanche de l'étrave se teinta de sang . Il sentit le coeur lui manquer . Des cris retentirent à bord . Il sut que la machine allait s'arrêter, que l'on allait extraire un corps déchiré des grands battoirs de bois . Au lieu de réclamer assistance, il recula et nagea vers la rive, comme pour fuir ce spectacle qu'il ne rêvait que trop bien . Son coeur refusait de s'apaiser, et heurtait ses côtes comme dans l'intention de les briser, tandis qu'il parvenait à peine à soutenir le poids de sa jambe à présent inerte . Il toucha la rive tremblant des pieds à la tête, s'accrocha de ses doigts crispés à une anfractuosité de la roche et maudit ses vêtements glacés que l'humidité collait à son corps . Sortir de là, à présent ... où était-il tombé ... La scène qui avait précédé s'évanouit comme un cauchemar, et il tâcha de mettre un terme à la situation pénible dans laquelle il se trouvait . Il devait y avoir un peu plus loin dans la brume un autre escalier semblable, qui cette fois serait sa planche de salut pour regagner le monde des vivants . Ou une corde, ou un anneau de métal, ou une main secourable ... Il avisa un homme non loin de là et lui adressa un signe relativement désespéré . Oh, il lui revaudrait la grâce de sa présence ... à moins que l'inconnu ne le rejette à l'eau, Londres abrite des âmes singulières .

Il y avait des démons partout . Des esprits, bons ou mauvais, la plupart neutres, oscillant d'un extrême à l'autre . Des créatures invisibles, traversant les âmes non sans y laisser leur empreinte qui se reflétaient sur les actes par la suite . Et l'homme n'était pas plus libre qu'un enfant dans les mains de ces adultes millénaires, sans consistance, fantômes errants d'une époque où les esprits étaient seuls habitants d'un monde en proie aux grandes bêtes féroces . Une partie de Tewa se rappelait de cette époque, confusément . Il sentait encore l'influence de ces forces sur les actes que ses semblables perpétraient envers lui, et ne pouvait les en rendre totalement responsable, simplement parce que leur corps physique était directement impliqué . Aussi ne maudit-il pas l'homme immobile debout un peu au-dessus de lui, et apparemment indifférent à son sort et à celui de la pauvre victime entraînée sous le bateau un peu plus loin . Il se contenta d'attendre . Des nuées sombres tourbillonnaient autour de cette tête pâle, et il savait qu'un geste de la main était capable de les dissiper . Lui-même restait le jouet de l'eau, trop paralysé d'horreur pour réagir et s'extraire du courant brutal . Il parvenait tout juste à se cramponner aux pierres du rebord, et à faire entrer l'air dans ses poumons comprimés par l'angoisse traversée .

''Sir, pardonnez-moi'', lança-t-il lorsqu'il retrouva la force de parler . ''Je gâche votre soirée, tout cela arrive par ma faute .''

Il fallait être courtois avec les hommes de Londres, un salut manquant pouvait être à l'origine d'un affrontement . Relevant ses cheveux noirs qui se plaquaient sur son visage et l'aveuglaient, il tenta de mieux voir celui qui approchait à présent, d'un pas mesuré, savourant apparemment le pouvoir qui était le sien, un pouvoir royal, celui de vie ou de mort . Il éprouvait pour sa part le besoin de parler paisiblement à cet être tourmenté, de l'aider à secouer l'essaim sombre qui semblait vouloir dévorer son cerveau de l'intérieur . L'esprit humain lui apparut brusquement dans toute sa complexité . Sous le choc de cette vision dévastatrice et empreinte d'espoir à la fois, il se sentit emporté et ses doigts se desserrèrent sur sa prise, tandis qu'une tentation de se laisser engloutir affaiblissait ses muscles . Mais il se reprit, comme un animal pris au piège résiste à l'envie de se coucher pour mourir, et défend jusqu'à sa dernière goutte de sang . Il n'avait pas à céder, il n'était pas sur terre pour cela . Dans un soudain effort, il se souleva un peu, s'arracha à la surface sur toute la première moitié de son corps, et se trouva soudain aux pieds de l'inconnu, dans une posture qui devait ravir l'esprit dominateur de ce dernier au plus haut point, songea-t-il avec un demi sourire faible et amusé .

Immédiatement, une grimace découvrit ses dents blanches sur son visage sombre . Sa jambe blessée avait heurté la pierre dans le mouvement . Il retomba vers les flots tumultueux et lança désespérément le bras vers un autre coin de pierre auquel se retenir . Le froid le faisait trembler . Il avait davantage besoin d'une main secourable qu'il ne l'aurait cru ; l'eau glacée avait anesthésié un moment la douleur de sa jambe et lui avait fait considérer cette blessure comme moins importante qu'il ne l'aurait crue . Plus grave encore peut-être, toute cette poursuite et la traction de l'eau avaient dérangé les précieux sous-vêtements qui garantissaient l'intégrité de son apparence . Quelque chose lui dit qu'il préférerait tuer cet être pourtant inconnu plutôt que de le laisser le considérer comme une femme . C'était une personne qui dégageait une aura trop tyrannique pour cela . Il n'aurait su se l'expliquer, mais soudain sa lutte quotidienne avait pris une allure plus dramatique encore que celle qu'elle avait d'ores et déjà dans sa vie de tous les jours . Il alla jusqu'à lâcher d'une main le rebord qui le retenait dans le monde réel, pour rajuster rapidement la veste sombre qui le couvrait .

''Je ne suis pas sans ressources ... Je vous revaudrai votre aide, Sir ...''

Tous les muscles tendus, Tewa abandonna son appui pour reporter son étreinte sur les bras qui venaient enfin à sa rencontre, les yeux fermés pour ne pas voir l'abîme se rouvrir s'il échouait . Mais l'homme avait planté ses pieds dans la rive comme les pieux d'une palissade dans la terre de ses ancêtres . Il sentit, ne serait-ce qu'à l'énergie et à la volonté qu'il avait mise dans son geste, que c'était la race d'homme qui avait semé de forts militaires les plaines sauvages, qui avaient soumis les anciens guerriers et les avaient réduits au rang de marginaux déchus . Cependant, ce n'était pas que cela . Un conquérant n'était pas qu'un conquérant . Il en connaissait personnellement un qui s'était laissé conquérir le plus volontiers du monde . Ses ongles se plantèrent comme les serres d'un aigle dans le vêtement de l'homme alors qu'il se rétablissait sur le pavé à grand-peine ; il refusait de penser à Stirling, mais tout de même, qu'aurait pensé Stirling en apprenant sa mort ... en apprenant qu'il avait sombré à la suite d'une folle impossible à secourir, et que lui-même n'avait pas été là pour lui tendre la main ? Le froid de l'eau le mordit à nouveau et un brusque tremblement le secoua, l'empêchant pour quelques secondes de desserrer sa prise . Il avait été le jouet de tant de sombres sentiments qu'il avait à peine eu le temps d'avoir peur . La peur n'allait pas tarder à réclamer son dû, même si c'était trop tard . C'était une mégère entêtée .

''Merci . Le Grand Esprit ... le Saint Esprit vous bénisse . Merci, Sir .''

Sa jambe cherchait à se dérober et il lui fallait toute sa volonté pour contrôler son équilibre ; il aurait voulu avoir Stirling en face de lui, et son coeur saignait dans sa poitrine . Il aurait pu appuyer son front contre son épaule, et fuir pour quelques instants cet endroit froid, humide et détestable, retrouver les grandes falaises rouges et chaudes sous lesquelles ils plongeaient dans des ruisseaux accueillants, aux eaux claires, étincelantes de soleil . Il aurait pu oublier ce qui venait d'arriver . Mais il était face à un inconnu au visage presque menaçant, une distance de sécurité semblable à un mur de marbre s'interposait entre leurs deux corps étrangers l'un à l'autre, et son ancienne vie était loin, parfois lui semblait-il, perdue pour ne plus revenir . Un sanglot de terreur monta à sa gorge, puis tout fut fini . Il reprit une respiration normale et releva des yeux apaisés . L'homme était d'une stature plus imposante que la sienne . C'était chose courante . D'une voix qui avait repris le timbre bas et posé qu'il lui donnait généralement pour se fondre dans la masse, il reprit comme pour tenter de rattraper dans l'estime de l'homme sa perte momentanée de contrôle sur ses nerfs, dissimulant sa curiosité à l'égard du visage renfrogné qu'on lui présentait :

''Je tiendrai parole, monsieur, si vous voulez bien de ma misérable monnaie d'échange . A partir de maintenant, quiconque vous portera atteinte me trouvera auparavant sur sa route, jusqu'à ce que je vous aie payé ma dette . Plus longtemps que cela même, si la fantaisie m'en prend,'' aventura-t-il en une prudente tentative d'humour, ignorant ce que l'inconnu acceptait de ce côté-là dans une conversation avec une pauvre loque trempée qui venait de lui tomber dans les bras . Mais ça ne coûtait rien de prendre un léger risque, et il faudrait bien qu'ils se fréquentent si l'homme daignait accepter le paiement d'une telle dette ; or pour se fréquenter il fallait un minimum se comprendre, ou les relations seraient difficiles . Quelque chose lui soufflait déjà qu'un homme si peu souriant avait des objets de sévérité toute particulière ; restait à trouver lesquels, afin de ne jamais l'offenser .

Avant que l'homme ne réponde, toutefois, il se retourna vers les eaux où la brume montante, blanche dans l'air sombre, avait tout englouti irrémédiablement, jusqu'aux fanaux du bateau-lavoir dont les battements de coeur à échelle de machine s'éteignaient . Tout cela n'était peut-être qu'une vaste illusion, une vision envoyée par les esprits ou les ancêtres . Tewa eut un sourire désabusé . Les esprits pouvaient-ils réellement agir sur une ville comme celle-là ? Enfin, il était imprudent de négliger leur influence et d'attribuer au hasard une rencontre si extraordinaire . Il y avait certainement un but qui le dépassait derrière tout cela . Il serait toujours temps de comprendre et d'interpréter .

''Mon nom ... Joli-Coeur, c'est comme ça qu'on m'appelle, monsieur . Pardon, ce n'est pas très chrétien . Je viens du Nouveau Monde, mes parents n'étaient pas instruits . J'ai une mansarde au-dessus de la boutique où je travaille, je suis cordonnier, et j'ai beaucoup d'autres talents à mettre à votre disposition . Demandez, et je me débrouillerai ...''

Il haussa les épaules à son tour, puis se figea, certains n'aiment pas qu'on les imite . Quelque chose l'avait empêché de se désigner sous le nom qu'il se donnait à lui-même . Il n'avait donc pas été totalement sincère . Mais il sentait que le recul imperceptible de l'homme à l'instant de le secourir avait placé entre eux une barrière qu'il respectait en quelque sorte, en évitant comme lui de se dévoiler trop ouvertement . Il n'allait pas lui imposer une familiarité ou une confiance excessives, ce serait embarrassant . Par contre, il fut rassuré en constatant que son offre lui convenait ; si l'autre s'en était allé sans laisser d'adresse, cela aurait signifié que Tewa avait trahi la chance offerte par les esprits . Une chance de quoi ? Il n'en était pas certain . Il y avait quelque chose de destructeur chez cet homme ; c'était peut-être simplement une chance de finir sa vie dignement . Pourquoi pas ? Il ne laisserait pas passer celle-là non plus . Satisfaire une dette de vie et de mort au prix de sa propre existence, ce serait mourir en guerrier . Même s'il était un homme médecine, il avait les mêmes rêves que tous les jeunes gens de son âge, le sang, la gloire, et une place parmi les étoiles ...

Tant qu'il ne se retrouvait pas face à Alexander Stirling .

Peut-être aurait-il dû préciser cette condition . Son regard faiblit un instant et revint errer au sol . Non, on ne pose pas de conditions à une dette de vie et de mort ... Alex n'avait qu'à être là au bon moment . Et le destin de Tewa était en train de changer . Il sentit un pincement au coeur à l'idée que ce détachement involontaire à l'égard de son ancien camarade bien-aimé était peut-être ce qu'avaient souhaité les esprits en le jetant dans cette situation désespérée, en le liant à ce parfait inconnu à la fois si pâle et si sombre . Non, pourvu que ce ne soit pas cela ...

''... et vous ? Votre nom ?''

Bizarrement, cette fois, la courtoisie élémentaire s'en était allée avec le courant . Après tout cet homme était son aîné et lui montrait l'exemple d'une parfaite indifférence aux lois du protocole . Il n'aimait peut-être simplement pas parler . Certains ont entendu trop de mots, ont été trop souvent trahis par eux, et les jugent inutiles et sans valeur, voire insultants à leurs oreilles . Tewa releva ses grands yeux sombres et retrouva sa curiosité, à peine contenue cette fois, bruissante dans le son du vent errant le long des toits alentour . Il la voyait venir s'enrouler comme un serpent invisible autour du gentleman inconnu, il voyait étinceler ses milliers d'écailles . Cet homme devait la sentir . Il finirait par s'en amuser ou s'en agacer .

Tiens, d'ailleurs, comment avait-il pu interpréter ses offres de services ? A la réflection, ceux-ci étaient très ambigus . Heureusement qu'il avait précisé qu'il n'était pas d'origine anglaise . Au reste, ça se voyait . Sa petite stature, la noirceur d'encre de chine de ses cheveux longs, la forme de ses yeux, de ses traits, de son sourire, et naturellement son teint, trahissaient une origine indéterminée allant de l'Orient le plus lointain à l'Occident le plus sauvage, en passant par le Septentrion le plus désolé . On pouvait donc attribuer les sous-entendus inconvenants de ses paroles à une simple mauvaise maîtrise de la langue de Shakespeare . D'ailleurs un monsieur à l'air si sévère ne pouvait avoir l'esprit mal tourné ... pas vers ces choses-là en tout cas . Davantage sans doute vers des entreprises vastes et terribles, aussi proches de l'idéal que les rêveries du philosophe .

Si seulement le risque était uniquement le risque de mourir, de finir estropié, de souffrir toute sa vie d'une blessure ou d'un empoisonnement, de se voir jeté au cachot ou assassiné par la justice ... Tewa savait que le risque était immense, bien plus que celui qu'encourt un médecin ou un soldat . Il pouvait se trouver forcé de trahir ses sentiments . Mais il avait promis et il tiendrait . Homme-médecine ou guerrier, il était un Kiowa, et il était hors de question que ses mots aient été prononcés en vain . En cet endroit de la terre si lointain que nul n'y connaissait sa tribu, il se devait de maintenir intacte la réputation des Hommes Rouges . Et sa réputation d'homme de valeur . Le regard dubitatif, parfois franchement dédaigneux de cet anglais lui donnait d'autant plus envie de lui dérober une estime qu'il ne comptait sans doute pas lui accorder . Tout comme sa confiance . Smith, vraiment ...

''Le risque me sera agréable, puisqu'il me permettra de vous aider comme vous m'avez aidé . Je me remets entre vos mains . Dois-je vous appeler monsieur ou Smith ? Je serai respectueux quoi qu'il en soit ... si vous acceptez que je vous considère comme un ami .''

Il ne précisa pas qu'il acceptait pour sa part qu'on l'appelle ou le rebaptise de la manière qui plairait à son interlocuteur, c'était évident . Il aimait son nom et s'attendait à ce qu'on le nomme ainsi, mais on l'avait déjà affublé de tellement de sobriquets que cette personne qui l'avait aidé en avait parfaitement le droit, sans doute davantage que les inconnus qui s'y étaient amusés durant les années précédentes . Même Stirling lui donnait un petit nom . Mais leurs relations étaient si intimes que le contraire eût été bien plus surprenant . D'ailleurs, un monsieur qui se dépeignait lui-même sous le nom de Smith n'avait pas l'imagination nécessaire pour pêcher quelque chose de vraiment saugrenu et embarrassant pour son nouvel acolyte, à moins qu'il cache vraiment bien son jeu . Tewa se sentait vraiment plus jeune que lui, et pourtant il avait vécu bien des vies, souffert bien des souffrances, et reçu la sagesse millénaire de son peuple comme un coquillage vide recueille l'eau des océans ...

De nouveau, il manqua fléchir et sa main qui s'était détachée de la veste de l'homme eut un mouvement instinctif pour s'y raccrocher . Au dernier moment il se contint, mais dut se raidir pour rester debout ; le froid le glaçait jusqu'aux os et sa jambe refusait de le supporter davantage . Il fallait qu'il examine sa blessure et qu'il se change . Cependant, il était en pleine conversation avec un homme auquel il devait sa vie . Il ne pouvait simplement tourner les talons et rentrer chez lui . Avisant un banc non loin de là, il alla s'y laisser tomber dans un soupir proche du gémissement . Le vent de la nuit se levait ... comme il faisait froid ... Rapidement il sortit son couteau et avec les gestes froids et précis d'un professionnel, ouvrit son pantalon sur quelques centimètres, révélant la peau sous laquelle se dessinait déjà une marque noirâtre . Si ce n'était qu'un bleu tout allait bien ... Il aurait pu rompre l'os en tombant de si haut, droit sur l'angle de la pierre . Il découvrit la peau un peu davantage et posa ses mains de part et d'autre de l'endroit douloureux . La chair sous la peau s'était déchirée mais l'os semblait avoir tenu bon . Tewa ferma les yeux et pria quelques instants . Petit à petit, la tache noire diminua, jusqu'à totalement s'effacer .

Avec une ombre de sourire, la douleur mettant toujours un peu plus longtemps à fuir le corps où elle s'était lovée telle un parasite, Tewa se releva et adressa un signe de tête à son compagnon . Il était maintenant prêt à suivre ses instructions, qu'elles portent sur la suite de la soirée ou sur un éventuel mode de contact en cas de rendez-vous ultérieur .

Les rares lieux de nature dans cet environnement de pierre étaient tous bien connus de Tewa, par leur petit nom pourrait-on dire . Le parc était un vaste espace pour lui, il n'y passait pas autant de temps qu'il l'aurait aimé mais les oiseaux lui en parlaient pour ainsi dire lorsqu'ils s'y rendaient ou en revenaient, un détail que révélait leur vol . Il était rassuré par l'existence de cet endroit et rassuré également qu'entre tous les monuments hideux du coin, sa nouvelle connaissance lui fixe rendez-vous là-bas . C'était un signe de plus . Cet homme ferait quelque chose d'important, et son aide serait décisive également . Les esprits avaient un plan pour lui, enfin, après toutes ces années passées comme une plume de corbeau emportée vers l'horizon par le vent capricieux . Il ne les décevrait pas . Sa main ne tremblerait pas, et son coeur ne manquerait pas un battement . Tout semblait s'ouvrir sur un jour nouveau, maintenant que les eaux noires et le désespoir de ne pouvoir sauver une innocente avaient laissé la place à une plaie guérie et à un nouveau visage . Il se sentait plein de courage et de détermination .

''Très bien, j'y serai et je vous réponds que je vous paierai ma dette . Cela dit, à moins que je ne meure pour vous, je resterai votre obligé .''

L'éventualité ne lui paraissait pas bien dramatique . Il s'en amusait plutôt, comme d'une perspective divertissante, dont les détails inconnus éveillaient sa curiosité . Si les homme-médecine de Londres s'étaient emparés de son cas, nul doute qu'il aurait terminé dans un asile d'aliénés . Stirling d'ailleurs l'en avait averti . Pourtant, il aurait été bien curieux de converser avec des scientifiques . Ce devaient être des gens intéressants quand ils avaient raison, et amusants quand ils avaient tort . Il vivait dans une capitale du renouveau de la pensée moderne, et il n'avait jamais eu cette occasion . Enfin, s'il ne mourait pas, elle se présenterait sans doute . Et s'il attrappait froid elle se présenterait un peu trop tôt à son goût ... Rajustant ses haillons, il fut reconnaissant à ''Smith'' de la manière cavalière dont il mettait fin à l'entretien . Il était plus que temps qu'il rendre passer des vêtements secs . Ensuite il faudrait retourner travailler ... Et ...

Il avait planifié de capturer au vol ce poisson volant de Stirling, qu'il le veuille ou non, pendant les jours qui suivraient . C'était décidé, il trouverait un moment où ce beau monsieur très occupé aurait quelques heures de temps à lui consacrer . Au besoin il irait même dîner chez lui, en face de sa femme, de son enfant et de toute sa domesticité, au reste il les aimait bien . Seulement maintenant il hésitait : pouvait-il parler de cet homme à Stirling ? Après tout qu'est-ce qui l'en empêchait ? Il n'aurait su le dire mais il lui semblait que garder le secret était le plus sûr moyen de payer convenablement sa dette . Alors à quoi bon chercher à tout prix à rencontrer son ami ? S'il ne lui parlait pas franchement, c'était hypocrite de sa part . Un lourd soupir souleva sa poitrine, et il se détourna rapidement . La fatigue revenait réclamer son dû après un court passage d'exaltation et d'optimisme . Par une coquetterie qu'il ne s'expliquait guère, il n'avait pas envie que Smith le voie ainsi .

[ -> le parc ? ^^ ]