[Event n°1] Splendid News [Tewa]

La boutique fermait à 19 heures . En cette contrée et en cette saison, les éclairages artificiels devenaient alors nécessaires, indispensables plutôt . Surtout dans une ruelle surplombée par des bâtiments borgnes et aussi serrés qu'une noire denture . Ce n'étaient plus de bonnes conditions pour choisir des souliers dans une devanture digne de ce nom . Tewa avait fait la fermeture tandis que son associé allait boire une pinte avec des amis à lui, que l'apprenti préférait éviter, parce que c'étaient de grosses brutes joviales, qu'il était fluet et tenait mal l'alcool, et qu'il ne voulait pas faire honte à un associé à qui il devait tant . Après avoir fixé le volet qui tiendrait les voleurs à l'extérieur, il sortit et tourna trois fois la clef dans la serrure comme on le lui avait appris . Un bref salut à l'oiseau noir perché sur l'enseigne, et il s'en alla les mains dans les poches, son long manteau de cuir claquant derrière lui comme une voile de navire . Et vive la liberté ...

Jusqu'à un certain point . Tewa n'avait pas l'esprit libre, ni la soirée . Il ne marchait pas droit devant lui en quête d'une distraction comme ç'avait parfois été le cas . Il se rendait très précisément à un point de la ville, un square où l'attendait l'objectif de sa soirée, une haute silhouette pâle dont le souvenir le glaçait un peu, comme s'il s'agissait du maître de ces eaux glacées qui l'étreignaient à l'instant de leur rencontre . Il ne mangerait pas ce soir . Il n'avait pas faim, ni même soif . Jeûner renforçait sa présence d'esprit, et rendait ses réflexes plus précis, débarrassés de l'engourdissement de la digestion . Son pas était léger et ses sens alertes tandis qu'il arpentait le pavé, évitait les véhicules, et finalement entrait dans le square tout en sachant qu'il était en avance, cherchant non pas son contact mais un endroit paisible où méditer un peu . Il n'en avait pas pris le temps ces derniers jours, et c'était le moment où jamais . Ensuite il se trouverait probablement embarqué dans une entreprise quelconque, sans doute pas particulièrement simple, donc il fallait profiter de ce moment de calme et de concentration .

Au terme de ses réflexions, qu'il mena au sommet d'un arbre qui se balançait agréablement, il arriva à plusieurs conclusions relativement satisfaisantes sur l'état de ses relations avec son entourage et de la manière dont il traversait l'existence . Il avait eu raison de prendre les dernières décisions qu'il avait prises, ce qui était rassurant quant à son état d'esprit, à sa liberté face aux bêtes dévorantes tapies dans le fond de sa tête . Bien sûr, ce pouvaient être des décisions parfaitement désastreuses sur le plan des conséquences, mais du moins il était certain qu'elles étaient admirables sur le plan des principes . Il s'était laissé emporter par sa rêverie et releva brusquement les yeux en entendant l'appel d'une cloche . La surprise faillit le faire tomber . Il se laissa glisser à terre rapidement et avisa justement l'homme qu'il devait rencontrer, au moins il ne serait pas en retard au rendez-vous . Sans songer à s'annoncer comme il se doit, il fit un pas et lui posa simplement la main sur l'épaule . Il était de trop belle humeur pour imaginer les autres méfiants .

''Smith, comment allez-vous ? Je n'ai rien apporté avec moi, mais je peux retourner au magasin si besoin est,'' sourit-il aimablement en contournant son interlocuteur pour s'installer en face de lui . Ils pouvaient aussi bien bavarder ici, cela coûterait moins cher que d'aller s'abîmer en l'une ou l'autre taverne, et il y était beaucoup plus à son aise pour sa part .

Il le faisait rire, cet homme . Bien sûr, Tewa ne le montrait pas . Mais c'était un homme comme les autres, coincé dans une carapace toute raide, qui serait bientôt trop étroite et qu'il devrait laisser derrière lui comme une mue pour pouvoir respirer librement . Alexander Stirling à la belle époque, ni plus ni moins . Il ne lui manquait que cet uniforme qui serrait les jeunes gens comme dans des corsets de femmes . Tewa évitait de regarder ses cheveux, parce qu'alors il avait envie de les ébourriffer familièrement, comme il le faisait avec le jeune officier pour l'agacer, au temps où leurs relations n'avaient rien de bien clair et où ils affichaient des rapports de dominant et dominé devant le reste de la troupe . Et quelque chose lui disait que ce geste serait considéré comme parfaitement inacceptable ...

''Excusez-moi ? Je ne lis pas très bien .''

En revanche, en prenant l'affichette dans ses mains, il lui sembla voir s'y refléter, dans les taches noires qui y formaient des pensées aux yeux du londonien moyen, des regards effarés, perplexes, angoissés . Indifférents pour certains, mais surtout, il y avait ce sentiment qu'il avait rencontré parfois, récemment, un mélange de peur et d'excitation, quelque chose qu'il avait vu aux Amériques devant un combat de chiens sur lesquels les colons avaient parié des sommes d'argent . Un sentiment qui revenait à considérer que l'issue pouvait être affreuse ou exaltante, suivant le résultat financier . Il avait eu du mal à comprendre ce sentiment, et n'était pas fier d'y avoir finalement réussi .

Enfin, il savait de quoi il s'agissait . L'avis de recherche dont tous les clients parlaient depuis peu . Les deux jeunes filles qui valaient une fortune, et l'autre qui avait le malheur d'être citée à leurs côtés . C'était elle qu'il avait envie de rechercher . Il y avait suffisamment de monde sur la piste des nièces fortunées . Mais tout cela n'était pas en son pouvoir, il ne savait suivre une piste qu'en pleine nature .

''Si les jeunes filles sont de votre famille, tous mes voeux de réussite ...'' Il savait bien que non . Smith aurait eu l'air plus inquiet, même à travers une carapace . ''Je connais beaucoup de secrets, beaucoup de secrets de femmes, et même beaucoup de secrets de femmes aristocrates . Mais pas celui-là . Sinon, je vous dirais tout ce que je sais . En revanche, plus tard dans la nuit, j'aurai la visite d'une lady qui a reçu son éducation dans cette même maison de Dieu, et en est sortie tout récemment pour être mariée . Elle se nomme Lady Clarence à présent . Si vous tenez l'entrevue secrète, je peux essayer de la convaincre de vous parler des jeunes filles .''

Les chiens se précipiteraient là où le sang de la proie avait coulé, le lécheraient, et en suivraient les gouttes, jusqu'à ce qu'elles se tarissent . Un homme se devait de remonter un peu plus haut, au contraire ; de trouver dans quelle condition était la proie, et comment le coup avait été porté . Ainsi il saurait dans quelle direction elle était allée, à quelle distance elle avait pu courir, et si quelqu'un d'autre la pourchassait . Il se leva, et indiqua la direction de la boutique . Cet homme pouvait être le diable, il ne lui en témoignerait pas moins une totale confiance, c'était la moindre des choses .

Tewa fixa le sol un instant, puis regarda partout autour d'eux, ses yeux noirs et brûlants comme charbons retirés du feu détaillant chaque mouvement des plantes et des bêtes du parc . Non, personne ne pouvait les entendre . De son arbre il avait vu un vieil homme endormi sur sa bouteille un peu plus loin dans un buisson . C'était un mangeur de chats, comme il disait, un de ces parasites de la ville que les hommes de son peuple devenaient trop souvent . Ils n'avaient rien à craindre, ni de lui, ni des autres qui dormaient paisiblement ou s'occupaient à de plus lucratives occupations dans les demeures avoisinantes, hors de portée de mots, à moins d'un pouvoir magique plus puissant que ce qu'il avait observé depuis son arrivée en Angleterre .

''Rien à voir avec des chaussures . Nous ne sommes pas une boutique suffisamment luxueuse pour son ... standing . Je dois lui parler et l'examiner un peu . Sa santé l'exige . Nous n'avons pas de relations hors mariage, si c'est ce à quoi vous pensiez .''

Il aurait pu continuer en se présentant comme un guérisseur, mal vu des médecins de la bonne société, et notamment de Sir Clarence lui-même, mais orienter la pensée de son interlocuteur aurait été trop proche de mentir et de toute façon il se doutait bien que Smith vérifierait par lui-même dès qu'il en aurait l'occasion, ses informations seraient toutes soumises à un examen attentif, et s'il se permettait une seule fois de mentir, il pourrait faire une croix sur l'éventualité d'un semblant de confiance . Pire qu'un loup, cet homme était un chien sauvage, que ses anciens maîtres avaient battu . Pour l'approcher, il fallait être fou et Tewa songea un bref instant qu'il l'était . Cela lui arracha un sourire qui l'étonna lui-même .

Il y avait quantité de moyens de faire pression sur lui, maintenant qu'il y pensait . Un enfant qui lui était attribué, là-bas, en Ecosse ... une liaison indéfinissable mais compromettante avec Stirling, qui était un membre important de l'ambassade, et fréquemment soupçonné d'espionnage au profit des Etats-Unis ou de la France ... sans compter ses activités annexes, dont sans doute il finirait par parler à Smith, et cet homme affreux qu'il avait tué, après quoi Stirling l'avait couvert . Tout cela, il ne craignait pas réellement d'en parler . Il n'aimait pas faire des secrets, il y était déjà bien assez obligé par sa condition particulière . Si le paiement de sa dette signifiait la révélation de tout ces ''péchés'' dissimulés, eh bien, c'est que les esprits non plus n'aimaient pas cela, et il les comprenait parfaitement . Il était plus fier du péché que de son habileté à le faire passer inaperçu . Quelque part, il trouvait puérile l'attitude menaçante de Smith à son égard . Il n'avait pas peur de cet homme, à quoi jouait-il donc ? Se trouvait-il si inquiétant ? Un peu bizarre, tout au plus . Eût-il été l'incarnation de la mort, un Kiowa salue la mort en souriant . Mais il aurait sans doute été vexé d'apprendre que son évidente supériorité physique et machiavélique ne faisait pas forte impression sur son camarade de flânerie . Tewa se promit de prendre un air effrayé la prochaine fois .

''De toute façon ça n'a rien à voir avec cette histoire . Si des nonnes avaient été mes clientes, je m'en souviendrais .''

''Guérisseur, pas médecin .''

Tewa faillit dire qu'il n'avait pas de métier . C'était faux, il faisait très bien ce que lui demandait son associé et était payé raisonnablement pour cela, sans compter qu'il recevait de quoi loger . Cependant sa vocation n'était pas d'attacher des pièces de cuir ensemble, n'en déplaise à ce brave associé qui n'aurait pas aimé la remarque c'était un travail de femme . Oui, son travail était celui de guérisseur, avant tout . Un ''métier'', quelle idée, il ne faisait pas cela pour avoir à manger, pas exactement même si c'était la conséquence directe . Quant à ses rendez-vous nocturnes, il ne se faisait généralement pas payer et il s'agissait de circonstances exceptionnelles . Ce soir par exemple, il aurait voulu l'éviter, mais il ne demandait jamais à ces femmes de repasser un autre jour, il savait qu'elles ne revenaient pas forcément . Il leur fallait parfois, pour faire le premier pas, tout le courage qu'elles avaient en réserve . Sachant qu'il allait retrouver Smith en début de soirée, il avait simplement demandé à la dame de passer plus tard, minuit passée, en s'assurant qu'elle pouvait faire le trajet en sécurité . C'était le cas, et il pensait pouvoir mener les deux affaires de front .

''Nous avons deux heures devant nous, si vous voulez ... manger en ma compagnie, par exemple ? Nous ne savons presque rien l'un de l'autre, ce ne sont pas des conditions pour faire des affaires .''

Il risqua un clin d'oeil, Stirling faisait ça quand il voulait manifester une certaine complicité . Les femmes de mauvaise vie dans les tavernes le faisaient aussi, mais si Stirling le faisait ce ne devait pas être si vulgaire que ça, c'était un garçon bien élevé . Il ne ressentait aucune complicité envers l'homme pâle, c'était plutôt le genre de chose qui manquait, mais justement, mieux valait tisser ce genre de liens avant de partir en quête plutôt qu'y suppléer en cours de route . Il y avait peut-être un criminel ou plusieurs qui s'amusait avec les femmes disparues, et croiser ce genre de piste nécessiterait une compréhension mutuelle supérieure au petit jeu qu'ils se jouaient actuellement . Que Smith lui mente s'il le jugeait utile ; en tout cas il se baserait sur ses paroles pour deviner ses actions à venir, or dans le feu de l'action mieux valait qu'il tombe juste . Smith n'avait pas l'air d'un guerrier qui déterre sa hache, plutôt d'un petit inconscient qui part à la recherche d'une vision pour lui apporter la connaissance, comme si les esprits attendaient avec impatience son entrée dans le monde ... Ce ne serait sans doute pas facile de travailler avec lui .

Tewa s'en voulut d'avoir pensé ainsi . C'étaient l'orgueil et l'ignorance qui lui avaient dicté ces pensées peu flatteuses . Il aurait voulu davantage de confiance de la part de son partenaire et il était incapable de lui en accorder . Qu'aurait dit l'ancien ? Il soupira et se détourna . Sans attendre de réponse, il se dirigea vers la sortie du parc . Les premiers de ces individus louches qui font du trafic de bijoux volés et de mauvais tabac à l'entrée de la nuit commençaient à rôder parmi les troncs gris . De loin en loin, un couteau brillait . Oui, les amis, on sait que vous êtes des dangers publics, on ne viendra pas vous chatouiller le menton, songea Tewa avec indulgence ... Quel intérêt pouvaient avoir leurs petites manigances, ils étaient comme les mendiants du jour, ils ne cherchaient qu'à grapiller quelques miettes de la vaste table des richesses partagées à travers cette ville . Tewa se doutait qu'il allait devoir plonger la main dans le plat lui-même, et sans doute tirer les marrons du feu pour cet homme qui l'accompagnait . D'ailleurs, l'accompagnait-il ? Il jeta un regard en arrière pour s'en assurer .

''Je ne pense pas que vous soyiez intéressé par ma façon de voir la vie . On travaille mieux, plus vite et plus efficacement avec quelqu'un dont on peut prévoir les gestes et les pensées . C'est ce que je voulais dire . Si nous devons courir un danger, cela devient presque indispensable .''

Non, Smith devait se moquer de comprendre . Tewa l'avait dit comme il le pensait, il parlait souvent comme il pensait d'ailleurs et cela contrevenait fréquemment avec les bonnes manières, allez savoir pourquoi . Aucun regret à prononcer ces mots, c'était son opinion, voilà tout . Il n'en souffrait pas particulièrement, cependant il ne se faisait aucune illusion à ce sujet . Mais il avait bien compris que ce n'était pas vraiment ce que Smith lui demandait . Il voulait une justification pour cette pénible formalité qui allait lui être imposée par les contraintes temporelles, voilà tout . Tewa songea que les préjugés aristocratiques étaient décidément une vilaine invention, et qu'elle avait corrompu de son venin d'ambition et de vaine supériorité jusqu'aux couches les plus pauvres de la population anglaise . Ce Smith, était-il riche ou pauvre ? Difficile de le déterminer, mais une chose était certaine, il agissait comme un prince . Tewa se demanda en son for intérieur, sans oser aborder le sujet, si une telle qualification le blesserait ou au contraire le flatterait . Sans doute un peu des deux . Il avait l'air d'une âme presque aussi complexe que la sienne .

''Sinon, je pensais simplement vous inviter chez moi . Je n'ai pas de femme pour me faire la cuisine mais je me débrouille raisonnablement bien, vous ne devriez pas repartir empoisonné . Et pour échanger des propos qui ne regardent pas tout le monde, c'est sans doute préférable à la première auberge venue .''

Et ça coûte moins cher . Le souci était là, même à présent que la situation du cordonnier apprenti s'était stabilisée . Il ne laisserait pas son invité dépenser un cent ce soir, mais il ignorait où il préférerait manger et en quelles quantités . On avait tôt fait de se ruiner dans les tavernes les plus simples, tant elles étaient tenues par des gens retors qui guettaient comme des vautours la moindre occasion de compter un supplément . Eux-mêmes étaient engagés dans la lutte pour la vie et Tewa ne les blâmait pas ; il mangeait en ville à l'occasion, mais y inviter quelqu'un était un risque pour sa réputation, à moins d'avoir les poches pleines . Pas question de se retrouver embarrassé au moment de l'addition, et le concept d'ardoise lui était inconnu . C'était comme sa dette de vie et de mort : on doit, on paye, point . Cela dit, c'était un Kiowa . Il se débrouillerait toujours . Si son invité tenait à un cadre particulier, il était de son devoir de tout arranger pour que la soirée se passe à sa convenance . Stirling trouvait cette façon de voir les choses agaçante . Il se sentait pouponné comme un jeune enfant par une nounou . Les dames en revanche aimaient ce dévouement .

''Ce n'est pas aimable, la façon dont vous parlez . Je pourrais me mettre en colère .''

Simple constatation, encore une fois . Tout en marchant, Tewa passait en revue rapidement ce qu'il avait à offrir à un invité . Il avait eu tendance à se rabattre sur les produits proposés par Londres pour les accommoder à sa convenance culturelle, par exemple, à faire sécher le poisson ou le boeuf du marché au lieu de le cuire et de le consommer immédiatement . Il avait remarqué qu'il était moins malade en s'interdisant les fantaisies locales, même si, il était le premier à l'admettre, cela paraissait souvent fort attractif . Les sauces lourdes et souvent indigestes prisées par les londoniens avaient une odeur aussi étrange que fascinante, sans doute en raison de la proportion d'alcool qu'elles comportaient souvent, par égard à une croyance locale qui, s'il avait bien compris, voulait que le vin, comme l'action de bouillir, tue les maladies à l'intérieur des plats . Un joli prétexte pour s'en gaver . Il se débrouillait aussi pour avoir du maïs et préférait s'en faire des galettes plutôt que de consommer du pain ; on y trouvait trop souvent des cheveux ou de petits graviers, et il n'osait songer au partage invisible qui s'y ajoutait entre les mains sales du boulanger et sa propre bouche . La croûte du pain lui évoquait le bois, et sa mie, la sciure . Sans doute n'avait-il pas goûté ce qui se faisait de meilleur dans ce domaine .

''Je vais emprunter de l'alcool dans la réserve de mon associé . Que buvez-vous ? Je n'y connais rien .''

Oh, ça, ça ne compterait pas comme une qualité, il en était presque certain ... mais enfin, ce n'était pas une ignorance bien dramatique, et il comptait sur sa qualité d'étranger pour justifier ce fait aux yeux du plus intransigeant des Anglais . Du moins savait-il qu'il y avait plusieurs sortes d'alcools et que tous n'avaient pas le même statut, ne plaisaient pas aux mêmes personnes, et ne convenaient pas aux mêmes occasions . Il y avait aussi plusieurs sortes de ce qu'il appelait Anglais, et tout comme les tribus voisines, ils détestaient qu'on les confonde . Il faudrait qu'il s'assure que Smith était bien un Anglais à proprement parler . Les beaux-parents de Stirling, par exemple, étaient des Ecossais, s'il se souvenait bien, et détestaient qu'on parle de leurs manières, de leur accent ou de leur domaine comme étant anglais, cela semblait presque une insulte . Oui, décidément, il fallait qu'ils se connaissent un peu mieux .

''Sinon, je devais manger du mingan ce soir, voulez-vous que je vous fasse quelque chose de plus traditionnel ? C'est assez salé et poivré, je crois que le goût ne vous en gênerait pas . A moins que le maïs, le poisson ou les légumes ne vous rendent malade .''

Pour la farine, le beurre, il ne demandait pas, c'était la base de la nourriture anglaise à peu de chose près . Quant aux légumes, il préférait ne pas les nommer ; il ne savait pas lesquels étaient des importations récentes suscitant la méfiance et lesquels étaient consommés sans crainte, et de toute façon en bouillie son invité ne les reconnaîtrait pas . Ils mangeaient de la bouillie, ici . Du porridge . Quel mal il avait eu à prononcer ce mot ... non que les syllabes lui soient trop étrangères, il avait une langue fort agile, mais immanquablement cela le faisait éclater de rire à n'en plus finir . Encore à présent, lorsque Stirling le voyait triste ou préoccupé, il lui disait : mange ton porridge, et cela le faisait sourire malgré lui .

La boutique n'était pas précisément voisine du parc, et pour gagner du temps Tewa comptait traverser quelques ruelles fort sombres, borgnes et bossues au lieu de contourner par les belles avenues éclairées, de sorte qu'il ralentit jusqu'à se trouver précisément au niveau de son invité ; il ne voulait pas que ce dernier trébuche sur quelque chose de tranchant, s'expose à un coup par-derrière, ou voie quelque chose que nul n'était censé fixer trop longtemps . Une infection sous-cutanée à l'arme blanche était si vite arrivée, et l'hémorragie qui l'accompagnait empêchait si parfaitement d'en mourir ... Tewa était guérisseur, mais il ne faisait guère que convaincre le corps de se comporter de la meilleure manière possible ; parfois, il n'y avait qu'à se laisser mourir . Les hommes de cette terre y avaient le plus grand mal, et le moindre de leurs membres y opposait la plus farouche résistance, il l'avait remarqué . Notamment le jour où il avait tué un homme . Comment pouvait-on trouver de la gloire à faire la guerre dans un pays pareil ? Tuer un homme ressemblait à écraser lentement une fourmi, lorsqu'on est enfant et cruel . Ou assommer un poisson jusqu'à ce qu'il cesse de se débattre . La victime, en dépouillant toute dignité, retirait la sienne à l'assassin .

''... Et vous, Smith ? Il y a une femme qui fait la cuisine pour vous, quelque part ? Je ne chercherai pas à ... m'en servir contre vous, ou vous faire du chantage ou quoi que ce soit, nuire est une chose qui ne me divertit pas .''

Cela ne coûtait rien de demander . Il n'avait pas envie de parler de colère juste ou mauvaise, ou d'alcool, pas ce soir . Monsieur buvait de l'eau, comme lui-même, c'était parfait . Certes, Tewa aurait été curieux de voir si cet Anglais tenait aussi mal le vin que lui, mais pas un soir comme celui-là . Pour l'argent ou non, il était important que Smith veuille retrouver les jeunes filles recherchées, et il était important qu'il soit en mesure de l'y aider . Peut-être, s'ils réussissaient, le jour où ils réussiraient ; ou si quelqu'un résolvait le mystère avant eux, pour fêter leur défaite, une dignité qui elle aussi était largement dédaignée, à ce qu'il avait pu observer . Et pourtant ! que d'occasions de faire la fête cette lacune repoussait-il dans le néant ...

Un chat mit fin aux réflexions de Tewa, passant devant leurs jambes presque à se faire piétiner, avant de sauter de bond en bond jusqu'au replat des toits et de se retourner vers lui pour miauler d'une voix aigrelette . Cette bête pelée avait rang de seigneur parmi ses congénères du quartier, et Tewa le comptait comme un ami . Il sourit à la pensée qu'on allait le prendre pour un lunatique, mais respectant l'usage, mit les mains en cornet devant son visage et imita le bruit proféré par la bête, avec une modulation un peu différente . Non, ce soir il ne monterait pas auprès de lui, il ne lui accorderait pas de ces caresses que même les animaux revenus à l'état sauvage depuis des générations se rappellent confusément et recherchent jusqu'à travers leurs frasques, il ne rentrerait pas chez lui par les toits, enveloppé de son grand manteau de Freux qui volait derrière lui comme deux grandes ailes noires ... Pas ce soir, il avait de la compagnie humaine . Il fallait bien que ça lui arrive de temps en temps . Les yeux du chat luirent sinistrement dans la pénombre, puis s'éteignirent alors qu'il s'en allait chasser . Entre des gens comme eux, disait-il en plaisantant quand il parlait à son associé de ce genre de rencontres, il n'y avait pas d'adieux .

C'était amusant, de nombreux Anglais avaient la même réaction que Smith, à la mention des femmes ou plus simplement du sexe ils devenaient tout raides, cherchaient leurs mots ou délayaient le sujet dans d'autres considérations . Mais l'apparition de la philosophie dans le débat parvint à étonner Tewa, qui eut en effet du mal à comprendre ce que son interlocuteur voulait dire . Une femme, ce n'est qu'une femme, rien de si intimidant ... ni de si étrange . Mais il est vrai que sur bien des sujets il les comprenait naturellement alors que Smith devait n'y voir qu'un abîme de mystère, auquel une éducation victorienne ne pouvait qu'avoir ajouter, même si Tewa en était à ce propos réduit aux conjectures . Il ne savait pas assez de choses sur l'homme pour en juger à coup sûr .

Finalement, il supposa que le mot imaginaire était à prendre au sens propre . Même ainsi cela lui semblait parfaitement alambiqué et déplacé . Quand on n'aime pas l'imaginaire, on se trouve une épouse, et on noie les grandes considérations existencielles de son ego torturé dans un enchevêtrement quotidien de membres emmêlés, des soupers pleins de chicaneries domestiques, et la sécurité inquiète d'un foyer reconnu par la société . Il ne voyait même pas de meilleure distraction . Smith devait vouloir éviter un sujet qui lui faisait du mal . Tewa se promit de ne pas insister s'il persistait dans cette attitude .

''Une femme, ce n'est pas imaginaire . Enfin ... ça dépend lesquelles . Mais si vous en cherchez une vraie, vous pouvez sûrement la trouver, même en Angleterre .''

Ah, non, formulé ainsi ce n'était pas correct . Et ne pas aimer spécialement les femmes ne signifiait pas que Smith ne serait pas choqué par une critique à l'égard de celles de son pays . Tewa plissa les yeux, agacé de sa propre incapacité à s'exprimer comme il faut du premier coup . Il ne pouvait pas avoir de longues conversations avec quelqu'un sans que ce genre de chose se produise . Il est vrai que généralement il ne s'adressait pas à des gens susceptibles .

''... Je vous demande pardon . Je ne veux pas dire que les femmes d'Angleterre valent moins que celles auxquelles je suis habitué . Je les comprends moins, voilà la vérité . Certaines sont très jolies, bien que leur excès de maquillage soit pour moi une sorte d'illusion trompeuse qui ne parvient pas à me plaire . Et c'est pareil chez les hommes . On m'a dit qu'il y a un siècle c'était pire, cependant .''

Et non, les peintures sacrées qui blanchissent le teint, noircissent le contour des yeux et rougissent les lèvres, ce n'est pas la même chose . D'ailleurs il n'était pas une femme, parti de là il n'y avait pas de comparaison possible, que diable . Tiens, au fait, ce soir Smith le verrait peut-être avec ses peintures, suivant la manière dont se passerait l'entrevue avec cette aristocrate désespérée qui viendrait frapper à sa porte . Etait-il au courant des avis de recherche échangés à son encontre dans les bureaux de la police ? Tewa lui-même ne le savait que d'après un descriptif semblable retrouvé dans les poches d'un policeman qu'il avait été contraint d'assommer à l'issue d'une course-poursuite, un jour qu'il s'était permis l'imprudence d'une sortie ''maquillée''. Mais ce Smith était un esprit rampant, comme il disait . Un sournois dont les regards se glissaient sans doute par les serrures et sous les portes closes, et qui savait le plus de choses possibles, au cas où ça devienne un jour utile . Stirling aurait dit industrieux . Ou peut-être quelque chose de moins aimable ; étant un insouciant chronique, il avait un certain mépris pour ceux qui faisaient trop d'efforts . Cela lui semblait très petit .

''Je vous comprends . Ce que vous décrivez est un affreux ensorcellement . Aucun homme ne pourrait être heureux dans ces conditions, à moins de devenir fou .''

Smith avait-il peur d'être déçu par une épouse de longue durée, ou qu'elle se déclare déçue par lui ? En tout cas c'était ce genre de chose . Il devait butiner les charmes comme un papillon en évitant de prendre le moindre engagement sur le plan de l'âme . Un même regard attaché à ses faits et gestes devait lui paraître pesant . Une fragilité émotionnelle qui était étrangère à Tewa, et qu'il ne pouvait se figurer qu'au prix d'un effort d'imagination, justement . Enfin, il l'avait rencontrée chez son associé, qui professait depuis le départ de sa compagne légitime un épicurisme forcené et la haine de toute forme d'attaches sentimentales, hormis celles de l'amitié . Peut-être parce qu'elles étaient plus informelles, et se défaisaient à moindre frais en cas de besoin . C'était absurde . A se méfier moins des hommes que des femmes, et des amis que des amantes, il finirait englué dans une autre sorte de toile inextricable où chaque mouvement le ferait souffrir . Le coeur humain reste le coeur humain .

Il respecta néanmoins les explications de son vis-à-vis, et prit un temps égal à celui de leur formulation pour les peser avant d'y réagir . Tout ça était très intéressant . L'être humain en général l'intéressait prodigieusement .

''A partir d'un certain degré de sagesse, il suffit d'un peu de vigilance et l'on voit les autres tels qu'ils sont . Votre livre saint dit que le tout-puissant sonde les reins et les coeurs . Je connais une boisson qui permet de se voir soi-même . Et si l'on en supporte la vision, et que l'on peut vivre avec cette connaissance à l'esprit, on peut devenir un sage et voir également les autres de l'intérieur . C'est un grand pouvoir .''

A comprendre : dangereux, à ne pas mettre entre toutes les mains, et peu susceptible d'être accordé à un Anglais qui fait tout le temps une tête de dix pieds de long . D'ailleurs il ne lui proposait pas cette boisson, il n'était même pas persuadé de pouvoir la refaire . Mais il ne pouvait pas lui laisser dire que l'homme et la femme étaient irrémédiablement séparés par une barrière d'illusions et de romantisme qui les empêchait de se correspondre, comme deux danseurs abreuvés d'eau de feu ne peuvent arriver à une réelle harmonie . Au fond tous les Anglais tendaient vers ce mode de pensée qui leur ôtait toute responsabilité d'échec, et éteignait l'horrible voix du parent sévère présente dans toutes leurs têtes depuis les premiers jours de leur vie . Au fond, même Stirling devait voir les choses ainsi . Et c'était peut-être ce qui était en train de les séparer . Un jour il viendrait lui dire : tu sais, les gens changent . A cette simple idée, Tewa devait se contrôler pour ne pas grincer des dents . Que ferait-il, ce jour-là ? Quel avenir lui resterait-il ? Il n'était pas fait de cette matière, lui . Il donnait son coeur une fois, si on le lui rendait il resterait à regarder cette gemme étrange brûlante dans le creux de ses mains . Il aurait envie de la jeter aux loups et de s'en aller sans elle .

Oui, pour une question comme celle-là, il aurait pu se mettre en colère, et sa taille s'était redressée, abandonnant la posture discrète de l'étranger pauvre errant loin des docks, pour redevenir celle du guerrier ; son regard avait changé, son pas était devenu plus rapide et il avait machinalement serré les poings sur des armes invisibles .

''L'amour, c'est le plaisir d'avoir chaud chaque nuit dans les mêmes bras . Un simple d'esprit, un petit enfant, un animal des forêts sait cela . S'il faut des conditions intellectuelles pour aimer, ce n'est pas aimer . Il suffit d'être celui que l'on est, ce genre de chose ne change jamais .'' Une brève inspiration lui suffit pour retrouver un peu de son calme, et c'est sur un ton plus léger, pince-sans-rire, qu'il ajouta : ''si ça ne marche pas avec les femmes, allez voir les hommes, ça sera peut-être plus simple .''

Il y eut un moment où tout sembla basculer lentement, comme on passe au ralenti le rebord d'un précipice . Tewa se trouva aux côtés de cette homme comme un guerrier aux côtés d'un ennemi, sur un champ de bataille . Ses yeux étincelèrent et une sorte d'instinct de victoire plutôt que de survie fit battre une partie de son coeur qu'il avait mise en sourdine depuis longtemps . Cet homme avait l'étoffe d'un adversaire . Il semblait en avoir également la volonté tacite . Leurs esprits se refusaient cette activité de défoulement absolu mais leurs corps avaient adopté un langage commun, une harmonie dans l'hostilité . Ils étaient tous deux entraînés vers la même tentation de domination du terrain, même si ce n'était pour l'instant qu'un terrain virtuel, celui de cette conversation .

Rapidement cependant, il reprit une attitude indifférente, pas tout à fait amicale mais au moins respectueuse . Il préférait ne pas maintenir cette tension ; son esprit ne laisserait pas les choses déraper . Il tenta même un geste dont Stirling était familier, une tape très légère sur le bras, comme pour manifester à quel point il était inoffensif . Il ne voulait pas donner l'impression qu'il critiquait ou dépréciait quoi que ce soit chez son interlocuteur . Même s'il n'était pas près d'imiter les Anglais sur un certain nombre de sujets, s'ils y persistaient volontairement, sans regrets, et en pesant les conséquences, grand bien leur fasse .

''Je me suis sans doute mal exprimé . Vous êtes un guerrier d'une grande prestance, et sans doute, quand vous aurez fini votre guerre, une femme vous aimera pour ce que vous êtes et vous trouverez la paix . Je parle très mal, il ne faut pas prendre ombrage de mes sornettes ; je m'emporte sur des sujets qui doivent vous sembler ridicules .''

Il tenta un de ces grands sourires découvrant les dents qui lui semblaient si agressifs mais dont les hommes ici étaient familiers, incertain de la sincérité que pouvait exprimer une telle mimique sur un visage qui était obligé de se forcer pour y arriver . Il n'avait pas l'air de grimacer, il le savait à force de s'entraîner devant son miroir, avec ou sans Stirling pour lui montrer l'exemple . Les débuts avaient été hilarants, d'autant qu'ils avaient répété toutes les mimiques indispensables au langage du corps dans les capitales européennes . Par contre, il n'avait pas l'air spécialement à l'aise . Une chance que la circonstance soit justement celle d'une divergence d'opinions évitée de justesse, et non une heureuse occasion où un franc sourire de parfaite euphorie aurait été nécessaire . Celui-là, il n'était pas du tout sûr de le maîtriser .

D'un geste, il indiqua une porte de bois noir encadrée de larges clous, qui s'enfonçait d'un bon pied sous la chaussée, au terme de deux marches polies par les pas des visiteurs, signe de bonne santé des chaussures incontournable à l'entrée d'une cordonnerie . C'était ce qu'on aurait pu appeler l'entrée de service, celle qui était censée attirer les clients se situait de l'autre côté du bâtiment, sur la rue passante, ainsi qu'une jolie petite vitrine . Un volet digne des ponts-levis de l'ancien temps la défendrait toute la nuit, aussi Tewa réintégrait-il ses pénates par cette petite voie obscure en cas de virée nocturne trop prolongée . Il fit tourner la clef avec une certaine difficulté puis ouvrit la porte d'une poussée et passa le premier pour allumer une lampe à huile, exercice complexe mais amusant, en faisant signe à son invité d'entrer et de refermer .

''J'ai bien vu que vous ne me croyiez pas, alors je vous montrerai en passant où est la plante pour la boisson de sagesse . Tant que vous n'y touchez jamais . On peut en mourir .''

Tewa s'excusa en passant devant son invité, pour monter le premier, la lampe à la main, l'escalier relativement régulier qui conduisait à divers paliers à la réserve d'outils, au magasin en lui-même, et à sa propre mansarde . Devant l'entrée, comme un talisman, était accroché un sachet de cuir grossièrement cousu, dont il sortit quelques graines noircies et luisantes, rescapées d'un long voyage . C'était une précaution davantage qu'une protection . Il préférait en avoir toujours sous la main, à l'écart de ses autres possessions et surtout de son stock de nourriture . Certains des aliments qu'il consommait avaient un peu le même aspect ; lui ne se serait pas trompé mais il n'était pas sûr qu'il en serait de même avec les Anglais .

''Vous ne me croyez vraiment pas . Quelle raison vous ai-je donné de vous méfier de ma parole ?''

Tewa fit sauter la poignée de graines dans la paume de sa main, et pas un grain ne s'en perdit . Cette plante et lui-même ne faisaient qu'un, il était l'homme-médecine et elle la plante-médecine . Elle guérissait tant de choses ... Lophophora Williamsii, disait Stirling ; mais il la traitait avec le respect qui lui était dû . Il en avait goûté à très petite dose, avait été très malade, et ne s'en était plus moqué . Auparavant, il prenait l'air supérieur de Smith et déclarait que les champignons hallucinogènes des campagnes d'Angleterre faisaient danser leurs sorcières depuis la nuit des temps, et n'en apportaient pas davantage la sagesse, tout au plus la folie, à trop forte consommation . Depuis, il avait eu un aperçu de ce qu'il nommait l'autre côté du miroir . Tewa ignorait ce qu'il avait vu . Pour chacun, c'était différent, même si au fond c'était toujours la Vérité . Il n'y avait pas qu'une vérité, ç'aurait été trop simple ...

Haussant les épaules, indifférent au fond à l'opinion de l'homme qui sortait de la cage d'escalier obscure, il replaça précieusement la substance si redoutable à sa place et passa la porte après un nouveau tour de clef . L'appartement en lui-même ne payait pas de mine, mais restait vivable, dans la mesure où l'on avait des goûts spartiates . Il indiqua un siège à son invité . De la lecture également, il n'allait sans doute pas lui tourner autour en posant des questions sur la recette pendant qu'il ferait la cuisine, et moins encore lui donner un coup de main .

En quelques minutes, la chose fut prête, et propre à la consommation même si elle ne ressemblait à rien . Tewa avait préféré se taire et laisser son hôte libre de reprendre ou non la conversation ; à la place, il avait chantonné pour se tenir compagnie, suivant son habitude de célibataire . Il n'aimait pas vraiment sa voix mais chanter à mi-voix était différent, et lui donnait une aura un peu plus magique, qui transcendait les petits défauts humains tels qu'une incapacité à atteindre les notes les plus graves .

Sans vraiment regarder son invité, Tewa rapporta des couverts et les mit en place, remplit des verres, leva le sien en un salut maladroit comme il l'avait vu faire, rapporta le plat et servit Smith ... non, finalement, James ? en songeant que ce nom n'était pas plus vrai que le précédent, mais que dans le fond peu importait le nom . Le principal ce qu'il signifiait pour son porteur . De cela, il ne pouvait être certain .

''Dois-je vous appeler James ou Sir ? Ou Mister ... Pherson ?'' Le son F n'était pas son préféré, il grimaça un peu mais parvint à un résultat acceptable . ''Faites-moi signe quand vous aurez assez à manger .''

Il se servit ensuite lui-même et prit place en face de lui, marmonna ''benedicite'' à tout hasard puis sans plus de cérémonie, attaqua le contenu de son assiette . Cela lui faisait du bien de fuir le monde absurde où il vivait à présent ; il fermait généralement les yeux sur la première bouchée . Ensuite seulement il reporta son attention sur l'Anglais et réfléchit à sa question ; il ne pouvait servir les mêmes vagues excuses qu'il réservait à ceux qui, parfois, lui posaient la question sans vraiment se soucier de la réponse . Tant qu'il n'était pas venu scalper la Reine et faire de Windsor ses terrains de chasse, ils étaient disposés à lui laisser ses petits secrets . Mais cette fois, il devait être exact, davantage qu'honnête . Il réfléchit soigneusement aux mots qu'il choisissait et à leur double sens possible dans cette langue complexe et confuse .

''J'ai vécu dans une réserve . J'ai été arrêté et condamné à des ... travaux d'intérêt général . J'ai servi les officiers du fort voisin . L'un d'eux m'a gardé à son service et il est venu ici . Les parents de sa femme étaient morts et elle avait hérité d'un grand domaine . Je suis venu avec lui . Maintenant, je suis libre .''

C'était un résumé froid et efficace, où manquait l'essentiel, mais cet essentiel-là faisait partie des nombreuses choses auxquelles ce sceptique chronique de Smith-or-Whatever ne croyait pas . Comment invoquer un sentiment de dévouement et d'affection, pour décrire ce qui l'avait attaché aux pas de cet officier sans autre intérêt particulier à ses yeux ? Et s'il recourait cependant à ces arguments sincères, comment ne pas passer pour une sorte de chien errant attaché aux pas de son maître, d'âme servile suivant un être doté d'un destin dans l'espoir de ramasser les miettes tombées de sa table ? Et au fond, que pouvait-il objecter à semblable critique ? Il ne savait même pas ce qu'il était aux yeux d'Alexander Stirling . Il n'était pas ce qu'il croyait, sans quoi il l'aurait vu plus souvent . Rapidement, il se remit à manger, d'un air concentré, comme pour fuir les autres questions que son invité aurait à lui poser . Il lui indiqua à nouveau sans lui regarder le sel et le poivre, dont il avait recouvert sa propre assiette . Qu'il se serve à son goût, qu'il fasse comme chez lui . Il était chez lui dans ce pays beaucoup plus qu'un quelconque Tewa, apporté par le vent et qui repartirait sans doute de même .