[Event n°1] Splendid News [Tewa]

[ Et voilà ^^ Exit la Damoiselle, remerciée soit-elle du concours apporté ^^ ]

A pas lents, Tewa descendit à son tour, et fit signe à Smith de le suivre à l'étage . Il ne reverrait sans doute pas cette jeune fille, et cela valait mieux, semblait-il . Parler à son mari ? Mais de manière générale, il était grand temps qu'elle apprenne à le faire . Sans quoi elle subirait sa loi en silence pour le restant de leurs jours à passer en commun, et quel que soit le premier qui quitterait ce monde, c'était toujours trop long . Pensif, incertain quant à l'issue de cette triste aventure, il se promit d'interroger d'ici quelques semaines la domesticité de la maison pour savoir comment tournaient les choses . Il n'abandonnait pas ses clientes ainsi, même s'il ne leur imposait pas l'inconfort d'une visite surprise ou simplement la sombre chance d'une rencontre faussement fortuite .

En arrivant en haut, il alla s'asseoir sur un coin de table, ramena agilement ses pieds en tailleur, et se gratta la tête d'un air perplexe . La situation était plus embrouillée qu'avant l'entrevue, et quelque chose lui disait que plus les indices se multiplieraient, plus ce serait le cas . Mais peut-être était-ce juste le résultat de son ignorance . Il indiqua à Smith le siège qu'il avait occupé un peu plus tôt pour manger - il aimait bien que les gens aient une place, sans être réellement maniaque à ce sujet - et entreprit de récapituler leur avancée et leur point d'impact .

''Une demoiselle a oublié un ... une étole ... je ne sais pas ce que c'est, lors d'une sortie apparemment . L'a-t-elle fait exprès, voulait-elle être enlevée, était-ce une fuite romantique ? Etant donné le discours de notre invitée, on ne dirait pas . Elle est retournée chercher cet objet et a été suivie par un vieillard . A-t-il eu le temps de préméditer quelque chose ? Dis-moi, vois-tu un intérêt à enlever une jeune fille au couvent ? Elles sont mieux gardées que celles qui courent la ville, je crois . La seule supériorité que je leur vois, enfin, à certains yeux, c'est qu'elles sont vierges . C'est expressément contrôlé, il me semble .''

Il aurait pu être plus catégorique, mais ne voulait pas avoir l'air de s'être trop intéressé à la question . Ce qui l'intéressait surtout, ce n'étaient pas ces moeurs incompréhensibles, comme si les relations charnelles ôtaient une partie de bénédiction divine au lieu d'en accorder, comme il savait d'expérience personnelle que c'était le cas . Le ton de sa voix disait suffisamment à quel degré de perplexité il se plaçait par rapport à cette coutume . En revanche il demeurait curieux d'apprendre tout ce que Smith pourrait lui révéler sur le prix de la virginité féminine dans l'enlèvement londonien moyen . Même si tout ça était probablement une affaire de gros sous ...

Smith se mettait bien facilement à la place des ravisseurs. Tewa aurait eu l'impression, en parlant comme il l'avait fait, de reconnaître leurs motifs, sinon de les justifier. Cela l'aurait mis extrêmement mal à l'aise. Mais c'était néanmoins une étape importante de la chasse, et en ce qui concerne un animal, Tewa le faisait volontiers, s'identifiant parfois jusqu'à ne plus parler et refaire les déplacements de la bête comme une ombre déformée surgie du passé. Stirling trouvait ça plutôt effrayant. C'est ce qu'il aurait préféré faire, plutôt que cette discussion paisible comme s'il s'agissait d'un achat à faire le lendemain pour la boutique. Sortir dans la nuit, errer sur place, tenter de convaincre les objets et les animaux de Londres de lui raconter leurs histoires, même s'ils l'accueillaient souvent eux aussi comme un étranger. Pour eux un étranger - quand c'était un humain - n'était pas une menace à rejeter, mais une opportunité d'enseigner leurs manières, et une raison d'expliquer plus calmement et plus longtemps. Ils semblaient parfois avoir absorbé toute la curiosité abandonnée par leurs voisins humains.

''Peut-être n'ont-elles pas toutes disparu pour la même raison. Celle qui n'est pas riche... Peut-être se trouvait-elle au mauvais endroit au mauvais moment. Ou peut-être est-elle de mèche avec les ravisseurs de ses riches amies. Elle serait la plus à même de préparer un enlèvement sur la personne de jeunes filles si bien protégées.''

Cela ne lui semblait pas plus invraisemblable que la possibilité d'un vieux solitaire enfournant les jeunes filles dans un grand sac magique pour les emporter vers le néant. En fait c'était même nettement plus réaliste. Ce vieil homme aurait également pu être un aïeul quelconque rejeté par la famille et venu tenter de reprendre contact avec l'indulgence chrétienne de cette jeune personne. Il n'avait peut-être rien à voir dans toute cette affaire. Néanmoins, la terreur qu'il semblait avoir inspirée à toute la volée y compris Lady Clarence, et la si réelle intuition féminine, semblaient le pointer du doigt pour un rôle nettement plus sombre.

''Ce pourrait également être un coup de force gratuit, purement malveillant, destiné à semer la terreur dans la bonne société, un acte d'anarchiste en quelque sorte. Y a-t-il en ce moment un gang en ville qui pratique ce genre d'actions? Ce qu'il nous faudrait, c'est un contact dans le monde des assassins et des brigands, qui pourrait nous rapporter les bruits qui courent dans les bas-fonds. Quoi qu'en pense la police, personnellement je n'en fais pas partie ...''

De toute façon bavarder sans preuves ne servirait à rien. Ils auraient pu remplir un mur entier de scénarios possibles, à présent pour procéder par élimination il fallait aller recueillir des témoignages sur place et parmi les proches des trois jeunes filles envolées. Il ne savait pas si Smith pouvait y passer sa nuit, peut-être avait-il du travail tôt le lendemain et se devait-il d'être quelque peu reposé.

''Je sais que l'implication de grosses sommes d'argent la stimule parfois au point de lui faire perdre de vue qu'elle est là pour trouver la vérité, et non un coupable providentiel... Dommage, dommage. Ce pourrait être un aiguillon pour la mener plus sûrement dans le droit chemin.'' Tewa haussa les épaules. ''Dans certains cas ça reste bien pratique.'' Dans le sien, avec l'intervention du très riche et très prometteur jeune monsieur Stirling, ç'avait été le cas. On n'allait pas inquiéter monsieur Stirling pour un accident tragique dans un duel d'honneur. En revanche, s'ils avaient un peu creusé, ils auraient mis la main sur un indien bon à pendre, et l'affaire eût été toute autre, nul doute. Un sourire tendre éclaira brièvement son visage à la pensée de l'aide que lui avait apportée son ami.

Puis un autre souvenir passa comme un nuage sur ce visage énigmatique. Il n'était pas aussi nostalgique du pays où il était né que de la petite propriété luxueuse et pleine de sourires où il ne s'était pas rendu depuis plusieurs semaines maintenant. Il avait envie de revoir le petit visage adorable de l'enfant qu'il avait aidé à mettre au monde, de le prendre doucement aux bras de sa mère avec un baiser sincère pour les lèvres de celle-ci, de bercer quelques temps le petit être sans défenses, de lui chanter dans sa langue une chanson qu'ils comprendraient tous deux. Pourquoi Alexander ne l'invitait-il plus chez lui ? Tewa n'avait pas envie d'aller dormir. Ces pensées le guettaient de l'autre côté de ses rêves. Enfin, ils avaient mené à bien leur mission du jour, rien ne servait de retenir son hôte. Sur les paroles de ce dernier, il se leva d'un bon et le reconduisit à la porte.

''Bien, Smith, tu sais que tu peux passer à la boutique quand bon te semblera. Je suppose que tu as hâte de retrouver ta demeure, après ces heures interminables en ma compagnie,'' sourit-il avec un rien d'amertume, songeant à cet Alexander qui semblait professer la même attitude à son égard, mais néanmoins avec l'humour et la courtoisie que l'on peut attendre d'un hôte digne de ce nom. Il se demandait bien où pouvait loger l'étrange personnage, et si sa demeure révélait un tant soit peu sa personnalité. Mais quelque chose lui disait qu'il n'était pas près d'être introduit dans ces quartiers sans doute très secrets. Il était trop extraverti pour ça, il dérangerait le bel ordre froid qui y régnait peut-être, ou y prendrait trop ses aises, ou y allumerait un feu trop perturbant, mettant violemment en lumière ces coins d'ombres aux angles des plafonds victoriens que l'on préférait généralement laisser voilés de ténèbres. Il se connaissait ce défaut.

Le temps de la nuit fut bref, mais Dieu, que son errance fut longue... Alexander et son banjo, ses sourires et sa belle humeur, dansaient comme une ombre en clair de ce triste sire qui s'en était allé, et égayaient la petite chambre d'un silence poignant comme un coup de dague entre les épaules. Tewa ne pouvait pas dormir. Roulé en boule dans un coin de sa couche, recroquevillé sur lui-même, les yeux hermétiquement fermés, il luttait contre une mélancolie sourde et grandissante qui remontait des tréfonds noirs de la Tamise et revenait le chercher de ses mille mains crochues. Il avait presque envie d'appeler comme un enfant. Le corbeau sur le toit répondit à cette pensée muette, d'un cri sinistre et discordant. Quelques coups sonnèrent à la grande horloge dont le regard réduisait la ville à une maison de poupée animée par une magie perverse, et le monde anglais, à une chambre d'enfant dont l'enfant avait tragiquement disparu.

Autant dire que Tewa se leva de méchante humeur, le visage mâchonné, les cheveux en bataille, et que sa toilette matinale lui sembla plus froide encore que de coutume. Il s'entortilla dans des vêtements chauds et une écharpe qui lui donnait l'air d'un lutin, et descendit en catastrophe ouvrir le volet qui protégeait la vitrine, et allumer les lanternes qui attireraient les clients perdus dans la brume encore sombre du matin. Si l'on n'avait ouvert qu'aux heures où le soleil permet d'y voir, l'on n'aurait guère fait recette.

Jarvis Thelman avait fait la fête avec les femmes du port la veille, et arriva en retard, également d'humeur fatiguée. Ils se disputèrent un peu, Jarvis déclara que Tewa était pire que son ancienne femme, Tewa annonça qu'il ne lui adresserait plus la parole, et après environ une minute de silence on enterra la hache de guerre. Le soutien mutuel était d'autant plus important un jour aussi difficilement commencé que celui-ci. Tous deux, comme des compères vautours, se mirent à l'affût du client et aiguisèrent leur sourire le plus commerçant. Tewa parvint à ne pas baîller en faisant la réclame de bottines pour les petites filles à une avare en quête d'un cadeau. Petit à petit, la routine quotidienne reprit ses droits les plus élémentaires, et l'aventure de la veille sembla bien oubliée.

Jarvis monta se faire à manger à l'étage pendant le temps de midi, confiant la boutique à son apprenti qui trompa sa faim en réparant les souliers qu'on leur avait confiés à cet effet, puis ce fut le tour de Tewa.

''Un jeune monsieur à la tête blanche pourrait venir demander après moi. Laisse-le monter alors, c'est un ami.''

''Un ami, hein ? Où tu as encore ramassé ça ? Tu lui diras qu'il fasse vite, la pause dure une heure, pas plus... et la tête blanche, ça ne veut rien dire, même le ramoneur a la tête blanche pour toi.''

''Tu verras, merci Jarvis ! Et pas de sous-entendus idiots, je compte sur toi ... c'est mon ami mais il ne le sait pas encore.''

Le cordonnier leva les yeux au plafond d'un air résigné, tandis que Tewa s'engageait dans l'escalier pour regagner ses appartements, et se lancer dans la confection rapide d'un en-cas et d'un solide café. Il ne s'attendait pas à ce que son complice réapparaisse si tôt, mais on ne sait jamais.

La tête à la fenêtre, Tewa sondait les nuages d'un regard en quête de visions à peu près claires, mais elles se refusaient à lui. Un visage? Peut-être, mais ce pouvait être n'importe qui. Un regard, ou simplement un rayon de soleil sans âme? Il s'en voulu de cette pensée dépressive si propre à Londres. Il ne pensait pas ainsi dans les forêts et les ravins de son enfance. Rien n'avait plus d'âme que le soleil, cette pluie de vie insaisissable qui mêlait tous les êtres dans sa matrice immense, sans limites. Le soleil ici semblait parfois blanc et mort. Comme ces visages d'argent qui avaient remplacé les visages d'or... Un son à la porte le fit sursauter et il se retourna, sans savoir pendant un instant comment réagir, brutalement tiré de ses pensées. Puis le réel le reprit dans ses filets, et il se dirigea vers la pièce de bois pour ouvrir à son visiteur.

''Bonjour, Smith. Un café? Ou un verre d'autre chose...''

Cette fois il avait pris ses précautions et emprunté deux bouteilles différentes à son collègue, en cas de visite accessible aux séductions de l'eau de feu. Sans cacher sa curiosité, il fit entrer l'anglais et referma derrière lui, attendant de savoir s'il allait lui apporter de nouvelles informations distillées par les journaux dans la matinée. Lui-même avait tâché d'interroger discrètement la clientèle à ce sujet, mais apparemment la chose était peu discutée dans les milieux concernés, ou alors les implications sulfureuses de cet enlèvement inquiétaient trop pour qu'on en converse librement avec son cordonnier, difficile à dire. Thelman aurait obtenu de meilleurs résultats, il connaissait les londoniens depuis plus longtemps et ne leur inspirait pas la même méfiance. Mais Tewa n'avait aucune envie de le mêler à tout ça. C'était dangereux, et il ne voulait pas le présenter à Smith après l'étrange impression que lui avait faite l'entrevue avec la jeune lady la veille au soir.

''Tu as retrouvé ta route facilement? Bon, de mon côté rien de nouveau, par contre il y a quelques endroits où on devrait se rendre... J'y ai réfléchi ce matin. On pourrait y interroger des gens qui seraient sans doute au courant de certaines choses. Des gens de la nuit, tu sais.''

De toute façon, Tewa devrait quitter l'atelier ; son collègue était prévenu, il autorisait les escapades quand une vie était en jeu. Là, ce n'était pas aussi clair mais il fermait les yeux. Tewa ne pouvait négliger sa noble clientèle, ça pourrait porter préjudice au magasin, et il y avait après tout une paire de bottines à porter... Oui, car l'endroit où il comptait inviter Smith était un rendez-vous prévu pour lui seul. Il espérait qu'on les laisserait entrer à deux, et que Smith garderait sa langue dans sa poche, mais en principe tout devait bien se passer...

''J'ai eu un papier tout à l'heure. Une lettre, pardon. Une autre dame aurait besoin de mes services. Enfin... pour commencer je dois porter un colis à miss Leicester, mais il est probable que le rendez-vous soit dissimulé à cette adresse. Tu la connais ? C'est une vieille dame qui ne pourrait pas se déplacer jusqu'ici... paraît-il.''

Rapidement, puisque la cause était entendue, il entassa dans un sac de médecin un matériel d'intervention générale, ignorant de quel problème il s'agissait exactement. Autant partir immédiatement. En passant devant le comptoir, il fit un petit signe à son acolyte qui releva la tête des comptes qui l'occupaient. Fronçant les sourcils, Jarvis Thelman sauta de son siège et les rattrappa, saisissant même Smith par le bras. Tewa eut un mauvais pressentiment et s'interposa rapidement entre eux deux.

''Où est-ce que vous allez comme ça ? Je croyais avoir dit que la journée, c'était pour travailler, du moins quand on s'est engagé à le faire. Si tu veux ta journée Tewa, tu peux me la demander, je m'en sortirai.''

''Non, non,'' s'empressa d'assurer Tewa, qui avait besoin de l'argent. ''Je vais porter ses bottines à Miss Leicester. Tu te rappelles, c'est toi qui m'as lu le message ce matin. Smith m'accompagne, c'est tout. On fera vite.''

Un petit sourire charmeur pour régler la question, et il se retourna rapidement pour entraîner Smith vers la sortie. Pas besoin d'engager une polémique maintenant. Malgré lui, il étouffa un baîllement dans sa main ; c'est d'une sieste qu'il aurait eu besoin, sinon il finirait par avoir ses cercles noirs autour des yeux aussi bien de jour que de nuit.