[Event n°1] Splendid News [Tewa]

''Quelqu'un comme moi ? Vous voulez dire quelqu'un de plus vieux et expérimenté que vous ? Mais je ne suis pas si vieux ... je n'ai que vingt-cinq ans .'' Avec un grand sourire, Tewa décida que cette expression, quelqu'un comme vous, valait dans ce cas comme un compliment . Puisque le mot chrétien semblait comme de l'acide dans la bouche de cet homme-là . Pourtant il lui semblait que les valeurs chrétiennes soient dans ce monde le synonyme des bonnes valeurs . Jarvis Thelman qui travaillait avec lui avait coutume d'utiliser ce mot pour désigner un humaniste : un bon chrétien, ou un honnête chrétien, c'était quelqu'un qui faisait son devoir envers ses coreligionnaires, et par extension, avec tout le monde . Au fond tout le monde, même un païen endurci dans le genre de Tewa, comptait pour un prochain et méritait d'être secouru dans le besoin . Et quelque part, Smith lui-même était un bon chrétien pour lui avoir sauvé la vie . Un imbécile trop indulgent, aurait-il probablement appelé ça lui-même . Tewa avait envie de l'appeler frère, ils l'étaient par-delà les eaux qui les avaient séparés autrefois, et avaient à présent disparu . Mais ce mot lui semblait entaché d'un vin aigre depuis que Stirling ne s'appliquait plus comme autrefois à le mériter .

''Je n'ai pas eu à devenir chrétien . Alexander a juste dit un jour : il faut que nous partions . Et nous sommes partis . Bien sûr, une fois arrivés, il m'a acheté des vêtements d'ici, mais c'est tout . Il m'a montré comment les gens d'ici ... communiquent avec leur visage .''

Il se composa un visage paisible, avec un sourire léger, qui ne découvrait pas les dents, le regard modestement baissé . ''Ce n'est pas pareil là d'où je viens . Ceci, c'est la tristesse . Et ceci, c'est la colère .'' Son expression changea et s'anima d'un rictus qui semblait le départ d'un éclat de rire triomphal . Mais le rire resta paralysé, et les lueurs de la lampe et d'une chandelle placée entre eux donnèrent brusquement à ce visage humain tordu l'apparence d'un masque diabolique . Il reprit immédiatement son air insouciant de tous les jours ; ces mimiques étaient des invocations partielles . Même s'il n'appelait pas les esprits de la guerre et du carnage, il n'aimait pas en prendre l'habit uniquement pour une démonstration inoffensive . C'était peu prudent, comme d'astiquer une arme chargée . Secouant ces souvenirs qui n'étaient pas parmi les meilleurs, il se concentra sur leur conversation .

''... Mais il ne m'a pas demandé d'aller au temple, et ne m'a jamais dit que les choses auxquelles je croyais n'étaient pas les bonnes, sinon comment aurions-nous pu être amis ?''

Même en étant plus jeune - pas de beaucoup sans doute, sinon l'impression en aurait été moins diffuse, Tewa avait l'oeil pour ce que le corps révèle de l'âme, principalement les maladies cependant - il ne devait pas ignorer que le respect est l'un des fondements d'une véritable camaraderie . Etait-il possible de vivre plus de vingt ans sans observer ce phénomène ? Non, Smith savait parler, il avait donc été éduqué parmi ses semblables . Et partout où il y a des hommes l'amitié finit par se tisser, à moins que cette Londres si étrange soit un endroit hors du monde, où l'on pouvait demeurer toute sa vie dans une bulle de glace ... Tewa détestait cette idée . Il ne laisserait pas semblable chose lui arriver . Il s'enfuirait avant que sa propre bulle ne se forme, ou s'il s'en apercevrait trop tard, il la briserait .

En réponse au sourire amusé de son invité, Tewa avait eu un sourire quelque peu soulagé . Il aurait pu simplement se moquer ou rester de marbre, circonspect et perplexe comme un savant devant un champignon inconnu de la science, mais cette réaction juste entre les deux était sans doute ce qu'on pouvait attendre de plus compréhensif . Parfois, mieux valait ne rien dire ... Il resta silencieux lui-même, jusqu'au moment où il rapporta le dessert, des cookies tout simples, au café et aux raisins secs, couverts d'un glaçage de chocolat, qu'il sortit d'un pot en métal et brisa tous en deux, chacun recevant une moitié .

''Je serais vous, frère, je m'en méfierais moins .''

L'étonnement faisait briller les yeux en amande de Tewa . La nourriture chaude réconfortait son corps mais une tension semblable à la faim demeurait suspendue dans l'air qui peinait à se réchauffer, comme si leurs paroles le glaçaient, alors que leurs souffles auraient dû produire l'effet inverse . Il ne comprenait pas pourquoi cet homme, qui était un Anglais après tout, et de la pire espèce par certains côtés, lui conseillait de se tenir à l'écart de ses semblables . Non seulement il ne comprenait pas l'intérêt de se déprécier ainsi en quelque sorte, mais cela ranimait les échos de ce qui le tourmentait depuis tant de semaines . Et brusquement les barrages se rompirent et il se lança dans une explication dont il ne savait au juste quel en était le but . De défendre l'honneur de l'Angleterre ? Certainement pas, pas seulement ...

''L'homme avec lequel je suis venu est mon ami . Même maintenant qu'il est Anglais . Il ne vient pas me voir, et ne m'appelle pas dans sa grande maison, parce qu'il est très occupé . Il se souvient qu'il était heureux de ma compagnie quand nous marchions dans les falaises sauvages, et que je lui indiquais où étaient les serpents . Je sais qu'il y repense aussi souvent que moi . Les affaires l'accaparent parce que sa femme lui a donné un enfant, et qu'il doit rapporter à manger à la maison !''

Sa manière de parler, qui recourait à des mots simples, presque naïfs, lorsqu'il voulait s'exprimer trop vite sous l'effet d'une forte émotion, lui donnait l'air d'un enfant, un petit garçon qui se met en colère pour ne pas reconnaître qu'il est au bord des larmes . Il avait à peine réussi à prononcer les derniers mots . Il refusait de se laisser entraîner comme son interlocuteur l'avait manifestement fait, dans des eaux plus froides et plus grises que celles dont sa main l'avait arraché naguère . Cette fois c'était ce Smith du diable qui lui tendait la main depuis les eaux noires, et s'il la saisissait il sombrerait lui aussi . Des eaux troubles où tout ce que l'on a connu semble traître et déformé ... Où les gens que nous avons aimés semblent maintenant mériter notre haine . C'était du poison, et il avait toujours méprisé le poison, depuis son plus jeune âge, puisque c'est à cela que l'on avait détecté ses prédispositions à être guérisseur . Toute son attitude criait qu'il était convaincu de ce qu'il disait, et choqué qu'on puisse imaginer le contraire . Mais sa voix se brisa sur les derniers mots, et il ne réalisa la douleur qu'ils lui causaient qu'alors qu'ils s'envolaient de ses lèvres .

''Et ça ne veut pas dire ... qu'il ne m'aime plus .''

Certes, il avait beaucoup vécu . Neuf vies plutôt qu'une, et des épreuves comme certains refusaient d'en imaginer, même s'il n'avait jamais atteint le fond du désespoir . Cependant, le venin de la trahison et de l'hypocrisie étaient toujours restés hors du petit cercle auquel il s'était cantonné . Il s'y brûlait rien qu'à se le représenter . Il tourna son regard vers l'Anglais attablé et l'on aurait pu croire qu'une fois encore il venait de tomber dans la Tamise . Cependant, l'endroit où il se trouvait était cent fois plus profond, plus impitoyable, plus froid et plus étouffant .

Pour masquer dans la mesure du possible un trouble déjà suffisamment affiché et sauvegarder le peu de dignité qui lui restait, Tewa s'était levé de table et avait commencé à ranger les restes du repas . Il gardait le regard fixé sur les objets qu'il déplaçait, et les meubles qu'il ouvrait et refermait ; mais il était concentré sur les paroles de Smith et bien qu'il soit généralement complètement hermétique à l'ironie, qui le jetait à trop forte dose dans des colères noires, ainsi que tous ceux qui prétendaient que sa pratique était une marque d'intelligence raffinée, il finit par comprendre que c'était bien de cela qu'il s'agissait, et que les paroles de l'Anglais n'étaient pas à prendre au premier degré . Ses mains se crispèrent sur les couverts qu'il transportait, et il lutta quelques instants contre une tentation de clouer d'un coup de couteau au dossier de la chaise cet arrogant qui se permettait d'insulter ce qu'il possédait de plus précieux au monde . Il l'avait promis à Jarvis Thelman : pas de meurtre à la maison .

''Vous m'avez sauvé la vie . Je vous respecte et je vous traite en guerrier . Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Vos paroles me font du mal .''

Surtout, qu'il ne continue pas dans cette voie ... qu'il n'essaie pas de dire quoi que ce soit d'autre au sujet de Stirling qu'il ne connaissait pas . Tewa n'avait absolument pas envie de trahir sa dette envers lui en le corrigeant comme un tel acte le mériterait . Il tenta de se raisonner et la colère redescendit se lover comme un serpent dans le creux de son âme . Même si Smith disait du mal de Stirling intentionnellement, ce n'était pas comme s'il l'attaquait pour de bon ; il ne le connaissait pas et donc ce qu'il disait s'adressait à Tewa . Et il pouvait tout aussi bien vouloir simplement que Tewa change d'avis à propos de Stirling, cesse de se faire des illusions, comme certains Anglais disaient parfois . Dans ce cas, c'était peut-être une bonne intention à son égard qui guidait ses mots, même si les moyens employés lui faisaient du mal au final . Ou peut-être un ''principe'', une de ces choses abstraites que même les jeunes à l'esprit libre cultivaient ici comme les vieilles leurs géraniums . Il fallait s'en assurer .

''C'est ... gentil, cela dit, de vouloir me montrer la vérité .''

Ainsi tout était dit . Il reconnaissait la possibilité d'une intention charitable, exprimait sa gratitude en pareil cas, et évoquait aussi l'éventualité que ce soit uniquement l'idéal de vérité qui soit ici défendu, au cas où Smith éprouve de la pudeur face à une réputation ''gentille'' que bien des hommes trouvaient ridicule . Nerveusement, il acheva d'entasser tout ce qui subsistait du repas, ne laissant que les gâteaux auxquels il avait à peine touché, et entreprit de faire du thé . Boire de ce breuvage et grignoter des cookies ne semblerait pas insultant à la lady, tandis qu'elle trouverait gênant d'arriver en plein repas . Il ne comprendrait décidément jamais rien à ces gens ... Il se retourna pour faire face à Smith, essayant d'avoir l'air sûr de lui et parfaitement à son aise, ce qui n'était pas tout à fait le cas . Oh, mais peut-être était-il de son espèce, et buvait-il du café ? Dans le doute, il résolut d'attendre une éventuelle requête . L'endroit où il faisait la cuisine était dans la même pièce que la table où il l'avait laissé, ses occupations n'avaient rien de secret .

''Vous avez raison . Les tisanes, c'est pour les malades et les enfants .''

Bizarrement, la mention de la boisson suffit à faire remonter l'homme dans l'estime chancelante de Tewa . Il se résolut à empêcher toute éventuelle dispute entre eux . Ce ne devait pas être si compliqué . La femme d'Alexander était une enfant gâtée de la pire espèce, et il s'entendait merveilleusement bien avec elle, maintenant qu'il maîtrisait tous les codes de sa conversation . Il est vrai que s'il ne se montrait pas totalement sincère, Smith pouvait parfaitement s'imaginer que cette amitié entre lui et Stirling n'était qu'une amitié au sens où l'entendaient parfois les voyageurs anglais avec les populations qu'ils rencontraient : un agrément mutuel à la compagnie de l'autre, et strictement rien de plus . Il est vrai que ce genre de lien aurait parfaitement pu se dénouer en quelques mois .

Une fois encore il laissa une plage de silence avant de s'exprimer . Chercher les meilleurs mots et les ordonner à la perfection était important pour sa fierté personnelle . Il prépara donc du café, en espérant que l'odeur qui envahissait la pièce, et lui plaisait tant, étant une odeur venue du Nouveau Monde, même si son commerce se faisait sur des bases souvent inhumaines, ne gênerait pas le nez délicat de sa visiteuse . Puis il rapporta deux tasses - il en possédait quatre, et en empruntait à Thelman lorsqu'il devait recevoir davantage de personnes, ce qui était extrêmement rare - et attribua machinalement à son invité celle qui portait un motif . C'était une imitation de blason, un petit dessin naïf à la peinture dorée . Il ne savait pas ce que cette forme géométrique représentait au juste mais elle avait probablement une symbolique puissante, et il aimait bien ces lignes symétriques parfaitement entrelacées .

''En fait, il m'aime plus que ça . Pas vraiment comme sa femme ... A côté de sa femme, vous voyez ? Alors il ne pourrait pas m'oublier si facilement . Il sait tout de moi, il a tout partagé avec moi, et il pourrait mourir pour moi . C'est mon ami ... mon ''ami particulier'', comme vous diriez, pas ''un simple ami''. Il faudrait une grande trahison pour nous séparer ... nous sommes comme les deux mains jointes,'' expliqua-t-il avec un sourire en serrant ses mains l'une contre l'autre, les dix doigts fortement entrelacés, comme pour une fervente prière . Ses propres mots le confortaient dans sa confiance et sa détermination . Mais de fait, quelqu'un de plus fort que lui aurait pu décrocher ces mains l'une de l'autre ... au risque de les briser . Tewa n'y pensait même pas . ''Il préfère que je n'en parle pas, parce que certains détails pourraient choquer les chrétiens . Mais vous n'êtes pas chrétien, vous, vous êtes raisonnable . Et notre amitié est une chose honorable, dont je suis fier de pouvoir parler .''

A vrai dire il en parlait à son associé parfois, mais ce dernier préférait ne pas répondre ; ce n'était pas son problème, voilà tout ce qu'il avait à dire . Relevant le menton comme pour prouver ce qu'il avançait, Tewa attendit paisiblement une éventuelle réponse, mais il n'imaginait au fond qu'un assentiment . Avec de tels éléments, il était difficile de jouer encore les sceptiques qui ne croient en rien . Même un être clos comme une prison, qui n'avait jamais aimé personne, aurait pu entrevoir la forme d'une chose réelle, déjà entraperçue dans d'autres regards parmi son entourage, une chose lumineuse et puissante, comme ce petit symbole à la vague forme de coeur qui ornait la tasse de porcelaine .

''Tous les détails, vous croyez ? Ce sont vraiment des mauviettes . Je suis certain qu'ils pourraient en observer autant devant leur porte s'ils ouvraient les yeux .''

Plus beaucoup de temps à tromper ... il se demanda s'il devait proposer une gazette ou un livre à son invité pour passer le temps, ou si le café lui suffirait . Il restait très silencieux quand Tewa ne parlait pas, aussi il était possible qu'il se contente de sa propre méditation, sans éprouver le besoin de se renseigner sur celles des autres pour se distraire ... Dans le doute, Tewa le servit sans rien proposer . Il avait déjà pu constater qu'il ne se gênerait certainement pas pour réclamer en cas de besoin .

''Je n'avait pas réalisé à quel point ce pouvait être problématique de vivre dans une société où tout le monde est si sensible, et où pour survivre il ne faut choquer personne . J'étais prévenu, bien sûr, mais j'ai toujours du mal à réaliser . Au fil des années, ça viendra, et peut-être qu'un jour je serai un vieil Anglais qui fait la grimace à tout ce qui l'entoure . Et vous, vous serez plus jeune et plus fort que moi .''

Il sourit aimablement, mais sans être certain que l'ironie naturelle qu'il avait voulu exprimer soit passée dans ce langage où les mots n'avaient pas le même sens . Le café finit de s'écouler dans la tasse et son reflet s'y dessina un instant . Il recula rapidement, on ne sait jamais . Sa propre tasse remplie, il se rassit et s'amusa à y tremper des morceaux de biscuits . Il avait toujours joué à cela, depuis qu'il fréquentait cette boisson ; il adorait voir la structure du biscuit se changer en un chaos absolu, et se dépêcher de le manger avant que tout ne s'effondre dans les profondeurs noires de la tasse . Quand il n'y arrivait pas, c'était pour lui presque un mauvais présage . A présent qu'il était ''grand'', ce genre d'erreur devenait de plus en plus rare .

Cependant, en ayant l'air de se passionner pour son café, il ne perdait pas de vue cet étrange invité que les esprits lui avaient collé dans les pattes . Certes, il aurait pu tomber sur bien pire . C'était, comme il l'avait dit plus tôt, un guerrier d'une certaine prestance, et ce spécimen ne courait pas les rues londoniennes . Mais il avait les cheveux d'un homme âgé et, à bien des égards, l'esprit d'un jeune garçon . C'était un étrange mélange, et les intentions des esprits lui paraissaient de plus en plus complexes au fur et à mesure qu'il en venait à le connaître . Quel était ce chemin ? Le moment où les policiers de Londres le prendraient pour le pendre à Tyburn était-il arrivé ? Non ... si Smith était le Grand Mystère, l'ange de la mort, il n'aurait pas pris la peine de le sortir de l'eau .

Non, ce devait être pour retrouver les personnes disparues ; et les personnes disparues, c'étaient peut-être leurs âmes . Cette situation s'était produite pour de nombreux chefs par le passé . Depuis longtemps, Tewa pensait que les fameuses rencontres avec des créatures magiques, que relataient les différents peuples, n'étaient en fait que les rencontres entre les chercheurs de visions de ces peuples, qui s'étaient trouvés si insolites que les descriptions rapportées avaient invariablement fait de l'étranger une sorte de monstre fabuleux et puissant .

''Il est rare d'avoir de telles conversations, merci ...''

D'un sourire, Tewa salua l'intelligence de son interlocuteur, sa franchise et sa totale absence de vanité nationaliste . Cependant il était un peu attristé de l'entendre parler avec si peu de fierté des gens de son peuple . Il ne s'accablait pas lui-même, du moins pas explicitement, mais semblait secoué par une tempête qui tentait de l'arracher à ses racines . Qui avait employé cette expression, récemment ? Sans doute la belle femme aux étranges propos croisée à la taverne . Si les hommes étaient des arbres, Smith était un arbre bien torturé, un de ces arbres secs et pâlis qui étonnent une fois par an lorsqu'ils s'obstinent à fleurir, images ambigues d'énergie vitale aux prises avec une douleur silencieuse . Et ses racines cherchaient à se déchausser d'un sol qui n'avait pour lui rien de nutritif ni d'accueillant . La pluie aurait fait grand bien à cet être battu d'une tempête intérieure qui résistait à la tentation de se résoudre en averse . Depuis combien d'années ? non, pas depuis toujours, n'est-ce pas ? Tewa préférait ne pas le savoir . Et puis le silence était également agréable à partager, surtout après avoir abordé des sujets trop pauvres en légéreté .

L'impression lui vint soudain que Smith attendait quelque chose . Il reposa sa tasse, aux trois quarts vide, et dressa l'oreille à son tour . A son grand étonnement, il perçut des pas menus qui arpentaient l'escalier menant à ses appartements . Ce n'étaient certes pas ceux de son associé . Une personne seule semblait-il cependant ; il espérait que la jeune lady s'était fait accompagner du moins pour la durée du trajet . Mais sans doute une calèche l'attendait-elle de l'autre côté du bâtiment, sur la rue passante . D'ici, ils ne pouvaient guère l'entendre, ce qui était d'ailleurs étudié tout exprès pour garantir le repos des occupants . Tewa reprit sa tasse et la finit rapidement, avant de se lever et de faire signe à Smith, sans trop savoir quelle était l'attitude qu'il aurait aimé lui voir adopter . Peut-être aurait-il mieux valu qu'il se tienne en retrait, et qu'il fasse montre de la plus grande discrétion . Sa seule présence risquait de décourager la visiteuse nocturne, à laquelle la plus absolue discrétion avait été promise . De plus, si l'entretien qu'il comptait avoir avec elle se soldait par une certitude qu'elle avait fait le bon choix en s'adressant à lui, Tewa préférait pratiquer l'intervention le plus tôt possible, à savoir sur le champ, et probablement Smith aimerait-il mieux en pareil cas se retirer et attendre que ce fût fini . Tewa doutait qu'il puisse l'aider . Peut-être se trompait-il ; il serait toujours temps d'en juger le moment venu .

Pour l'heure, il l'observait du coin de l'oeil avec un nouvel intérêt tout en allant ouvrir . L'intuition dont il venait de faire preuve était un excellent point . Les pas étaient maintenant parfaitement audibles dans l'escalier, et en ouvrant, Tewa vit la silhouette de la femme qu'on lui avait annoncée amorçant le tournant du colimaçon .

[Prière de ne pas répondre ; Lady Clarence en personne ne devrait en effet pas tarder ^^]

[Navrée pour le temps d'attente, j'ai été très prise >< ]

''... Mister Pherson, Lady Clarence .''

Non, vraiment, il ne se ferait jamais aux noms de ce continent . Enfin, ça tombe bien, généralement personne ne le lui demandait . A la rigueur Thelman qui était un homme très têtu lui avait fait répéter les diverses parties de son nom afin de parvenir à un compromis acceptable entre leurs accents respectifs . Tewa installa courtoisement ses deux hôtes et présenta le thé à la dame sans lui-même éprouver le besoin de s'asseoir, à la fois détenteur des lieux et homme du peuple à l'écart de ces deux êtres si différents, mais également guindés dans une certaine mesure, il le percevait de manière diffuse . Cela dit, comme hommes, comme soit-disant associés, et comme récents pensionnaires des rives pauvres de la Tamise, il se rangeait de préférence aux côtés de Smith, et réservait son attention et sa curiosité à sa patiente, si toutefois elle était destinée à l'être .

''Ou peut-être madame fait-elle allusion à une rumeur qui nous aurait échappé . Quant à la disparition des trois jeunes filles, elle semble en effet, hélas, corroborée par les informations que daigne partager la police .''

Sa voix lente et posée, qui se voulait rassurante et surtout compréhensible, demeurait de même adressée avant tout à la noble visiteuse alors même que les mots visaient Smith, ou quel que soit son nom réel, si toutefois un semblable personnage connaissait le sien . Tout comme son regard, attaché avec une paisible sollicitude au visage inquiet de la jeune lady . L'idée lui traversa un court instant l'esprit qu'elle pouvait avoir un âge voisin de celui des disparues . Son inquiétude ne s'en expliquait que mieux . Elle avait dû puiser dans ses réserves de courage pour faire le chemin jusqu'à cette boutique sans prétention, pas particulièrement sécurisée .

''Moi-même, je ne sais rien . J'aimerais en savoir davantage, et pouvoir me mettre en quête à mon tour ... Mais quoi qu'il en soit, vous êtes avec des amis ici, et tout sera fait pour que le mal vous soit épargné .''

La pauvre allait pleurer . Tewa lui souriait en l'écoutant, mais son sourire se teinta d'inquiétude . Ses mots coulaient comme les perles d'un collier brisé sur le sol sans prétention de sa mansarde . Froides et pâles, lisses et brillantes, précieuses et absurdes dans un tel décor . Et il fallait toutes les recueillir, sans en omettre une seule .

''Par quoi était-elle préoccupée ?'' demanda-t-il d'une voix douce en venant se rasseoir auprès d'elle, comme pour instituer une conversation plus intime, plus propice aux confidences, et un peu aussi pour s'interposer entre elle et ce brave Pherson alias Smith, sans en avoir l'air . Sans presque s'en rendre compte, pour ainsi dire . ''Vous pouvez me le raconter, vous savez que je puis tout entendre .''

Smith ne pensait pas ce qu'il disait . Tewa eut l'impression de discerner ses crocs . C'était une expression, il n'avait rien vu de spécial, mais il se sentait comme un promeneur qui a repéré un serpent sur le sol, l'a agacé d'un bâton pour voir s'il était vivant, et l'a soudain vu lancer ses crocs en avant . L'on sent qu'on n'est plus l'observateur, mais l'observé . C'est un étrange vertige et il lui déplaisait de remarquer soudain une duplicité si parfaite chez son invité, qu'elle lui permettait de parler de la société de façon respectueuse et tout à fait convaincante, rassurante même, alors qu'il la méprisait dans ses moindres détails, principalement administratifs . Cela lui déplaisait parce que son lien avec Smith était un lien de loyauté, il lui faisait confiance, et il ne pouvait ignorer que Smith n'était pas forcément digne de confiance, du moins dans certains comportements .

De plus, c'était lui qui de son propre chef avait mis en relation les deux jeunes gens qui se faisaient face devant ses yeux . Il était persuadé de ne pas mettre face à face une proie et un prédateur, mais maintenant les apparences étaient contre lui . La seule chose qui arrivait à le rassurer, c'était de se dire que Smith se jouait à lui-même la comédie du grand méchant loup, et qu'il n'était pas dans les faits si cynique et dénué de morale qu'il voulait bien se le raconter . Cela dit, c'était bien suffisant pour faire du mal à une pauvrette comme cette jeune Clarence . Notamment par le biais de ce concept qu'il avait fallu lui expliquer cent fois pour qu'il en acquière une idée précise : la compromettre .

Tewa avait fermé les yeux, brièvement . Il n'en était pas moins attentif, au contraire . Il se représentait en détails la scène décrite par son invitée . Il essayait de percevoir des détails dont elle n'avait pas parlé, mais qui avaient laissé leur empreinte dans les discours successifs des différents témoins de la chaîne, afin de se transmettre depuis la scène du crime jusqu'à eux . Il avait parfois de ces intuitions . Cette fois, il ne perçut que la brume . Mais où n'était-elle pas ...

L'homme avait suivi la jeune fille, puis épié aux carreaux les deux autres, mais cherchait-il vraiment une proie ? Les nonnes en elles-mêmes étaient des proies faciles, mais elles étaient encadrées par une institutions aux rouages féroces, et il y avait d'autres proies disponibles en cette ville, vagabondes et moins délicates, mais qui disparaissaient jour et nuit sans laisser de traces, ou aucune qui attire l'attention des autorités . Pourquoi s'en prendre à de riches vierges ? A moins de vouloir une rançon, auquel cas la famille devait en avoir averti la police - ou pas . Ce pouvait être une condition . Une visite auxdites familles les renseignerait, correctement effectuée ; il en parlerait à Smith après le départ de sa patiente . Ou à moins de vouloir une vierge .

Que cette pensée était donc étrange et dérangeante ... L'image d'un vieil alchimiste traversa brutalement l'esprit de Tewa, comme un courant d'air, mais qui aurait fait claquer à la volée quelques portes mal closes . Oui, il en parlerait à Smith, ou à Alexander . Il fallait qu'il se renseigne sur ce qui était possible ou non à Londres en ces temps si étrangers à sa manière de penser .

''J'espère en tout cas que raconter ce qui tourmente votre coeur a su vous rendre un peu d'apaisement . Si vous préférez achever sur ce sujet, nous vous écoutons, le temps ne nous est absolument pas compté . Vous, en revanche ... Mais je ne veux surtout pas vous brusquer, simplement la visite que vous me faites est une périlleuse entreprise, et mieux vaudrait aller droit au but afin de vous épargner d'autres errances . Au fait, avez-vous quelqu'un pour vous escorter sur le chemin du retour ?''

La pauvre lui faisait peine, et il sentait son instinct de protection lui ordonner de s'en aller combattre pour elle aux coins de rues mal famés ; il résistait à se proposer car un autre instinct lui soufflait qu'un certain monsieur aux cheveux pâles serait peut-être opposé à cette dispersion de leurs forces . Cela dit, la jeune fille aurait fait une proie de choix, si l'assaillant recherchait des rançons, et non pas des vierges .

Eh bien, l'entrevue était close ... que Smith daigne seulement faire quelques pas à l'écart, il n'était plus nécessaire . Et il n'avait pas envie d'influer sur d'autres affaires, Tewa en était certain . Il n'avait pas d'autre salle, il fallait donc que son ami sorte sur le palier . Comment le lui expliquer sans abandonner la jeune fille le temps d'en discuter, ce qui était hors de question, ou parler devant elle, ce qui la laisserait deviner qu'ils n'étaient pas les associés qu'ils semblaient ? Tewa fronça les sourcils un instant, puis vint poser sa main sur le bras de Smith :

''Il conviendrait que je parle un peu avec madame en particulier . Vous savez que c'est important ... Allez donc m'attendre dans le magasin, et profitez-en pour regarder si vous avez besoin de quelque chose ; je vous appellerai si j'ai besoin de votre concours . Il faudra que nous nous entretenions par la suite .''

Puis il revint auprès de la jeune femme en s'efforçant de sembler parfaitement naturel . C'était ce qui importait : qu'elle se sente en climat de confiance . Il s'assit à ses côtés et fixa son regard sur le sien, cherchant à établir un léger lien d'hypnose afin d'entreprendre ce terrible travail qui consisterait à partager également entre eux la détresse physique et morale qu'elle pourrait éprouver .

''Un autre soir, j'ai reçu une jeune femme du nom d'Olympie . Elle était fille d'une Lady Ann et d'un Sir Gerald . Ce Gerald était le frère aîné d'Ann, laquelle tourmentée de honte était morte peu après la naissance de l'enfant . Gerald avait élevé la petite Olympie avec ses propres fils et filles légitimes . Avec le temps, la pauvre enfant avait formé à son tour de coupables attachements pour une de ses soeurs d'adoption . Elle avait finalement, à peine en âge, échoué dans le lit du même Gerald, et c'est ce dernier en personne qui l'a conduite chez moi . Les femmes à qui j'ai confié cette triste histoire ont généralement jugé leur malheur moins grand que le sien, et reconsidéré leur requête, certaines pour affronter le destin tel qu'il leur était offert .''

Instinctivement, il crispa ses mains l'une sur l'autre, couvrant involontairement son propre ventre comme si une quelconque attaque menaçait . Non, lui-même ne suivrait jamais ce conseil que d'ailleurs il ne donnait pas réellement . La résignation lui était odieuse . Néanmoins elle recelait une certaine sécurité . Il ne pouvait le dissimuler à sa patiente, c'était une partie de son devoir . Quelque chose lui disait qu'elle ne savait pas réellement ce qu'elle voulait, mais qu'elle ne s'en interdisait pas moins cette sorte de résignation - pour s'en remettre à une autre peut-être, plus sinistre et plus glacée, mais qui s'infusait partout en cette Ville, et dont elle n'était pas réellement responsable . Comment s'élever, de sa petite voix, contre une société entière, surtout de l'intérieur d'un ménage aux rouages bien réglés ... De tels rouages s'accommodent trop facilement d'un peu de sang pour les huiler davantage .

''Je ne suis pas en train de vous dire de renoncer . Je suis en train de vous dire de réfléchir . Cela ne vous fera jamais de mal, quel que soit le sujet .''